15 Octobre 2024
Joris Mathieu imagine, avec la complicité de Nicolas Boudier, un monde du futur aussi fascinant que terrifiant. Une politique-fiction où le hasard n’a plus sa place.
C’est debout que, accueilli par un personnage-nature, vert fluo, le public est invité à pénétrer dans une agora complètement circulaire dont l’arène centrale resplendit du même vert fluo qui formait le costume du personnage-hôte. Dès l’entrée, nous voici informés. Nous pénétrons dans un monde qui s’est construit pour faire face aux dysfonctionnements de la société actuelle et y apporter les correctifs nécessaires. Un « paradis » vert où chacun a le droit de choisir son identité, son genre indépendamment de son sexe, et même de revêtir une apparence hybride, mi-humaine mi-animale s’il le souhaite. Un monde d’acceptation consentie de l’autre.
Mais il y a un revers à la médaille. Ce refuge climatique est une oasis au milieu du chaos. Il ne doit son existence qu’à un certain nombre de conditions : refus de davantage de migrants, répression de tous les contrevenants, ce qui laisse, bien évidemment, quelques milliards de personnes sur le carreau, impossibilité de toute arrivée par mise au monde nouvelle. Pour qu’un être nouveau intègre Cornucopia, il faut que l’un des Cornucopiens cède sa place au cours d’une cérémonie où se fait l’échange des vies. Mais au moment de partir, celui qui s’en va a-t-il réellement l’envie de disparaître ? La pièce laisse entrevoir le doute…
Une société décroissante focalisée sur sa survie
C’est cette société qu’il nous est donné d’observer, enfermés dans une sorte de silo où la fluorescence, déclenchée à coup de flashes lumineux, allume et éteint l’espace scénique. Ici on épargne l’énergie et chacun est partie prenante de ce « peu » librement consenti. La thermoluminescence est l’un des moyens mis en œuvre tout comme la lenteur des déplacements et le ralentissement de l’élocution. Ici on s’économise pour économiser le bien commun.
Les spectateurs, installés tout autour à l’intérieur du silo, sont immergés eux aussi dans cette atmosphère verte qui baigne les lieux d’une lumière irréelle et ressentent, à la longue, le malaise engendré par cette artificialité « naturelle ». Intégrés dans le silo, ils sont partie prenante et citoyens de ce monde que la folie des hommes a contribué à créer. Le plateau circulaire central, comme une aire de cirque, est une scène de théâtre présentant comme des flashes des focus de cette vie qui nous attend. Les séparant, un cylindre opaque descend des cintres, masquant ou dévoilant la scène centrale et le spectacle qu’on veut donner au public.
Cornucopia, le fantasme d’une société d’abondance
Il faut cependant une échappatoire à cette société faite de contraintes consenties et de renoncements. L’espoir que, plus tard, on puisse se soustraire à la règle inéluctable qui régit les existences et avoir, enfin, un champ de possibles ouvert et libre. La croyance qu’il existe un scénario permettant une croissance infinie, sans limite. Dans cette société qui a renoncé, dans une perspective épargnante et écoresponsable, aux progrès technologiques, c’est à une intelligence artificielle hybride, baptisée l’Oracle, qu’on a confié la charge de réaliser ce miracle. Lors d’une grande cérémonie, durant quinze minutes, le recours à la technologie est admis pour interroger l’Oracle dont on espère qu’il ou elle trouvera le moyen d’apporter la profusion inépuisable de ressources qu’on attend. Quant au monde extérieur, il apparaîtra sur les parois du silo enserrant les spectateurs comme la référence à un ailleurs inaccessible.
Le deuxième volet d’une exploration des sociétés du futur
Pour Joris Mathieu, cette pièce est le deuxième volet d’une série relative aux projections du futur, qui explore l’émergence de nouvelles formes d’utopies. Le premier épisode, au travers de trois personnages aux opinions divergentes, mettait en évidence nos difficultés à prendre des décisions radicales de nature à changer la course à la catastrophe de la société humaine. Le deuxième met en scène l’une des propositions possibles, avec ses limites. Ce à quoi il nous est donné d’assister est qu’elle repose en fait sur une imposture et s’accompagne de mesures qui font fi de l’humain, ce qui entraîne à s'interroger sur les limites jusqu’où pourront aller trop loin les volets qui suivront…
Chaque fois l’espace, le choix des costumes et des moyens mis en œuvre par la scénographie entrent en osmose avec le sujet. À l’inflation des usages numériques du premier spectacle succède leur quasi absence, remplacée par les propriétés réduites des matériaux dans le deuxième. Cette combinaison étroite entre les moyens et la forme contribue à transporter concrètement le spectateur dans le monde choisi par la projection du futur adoptée par Joris Mathieu.
On regrettera toutefois l’accumulation par trop grande des strates de sens, en particulier entre décroissance inévitable, autosurveillance individuelle, répressions sociétales et cornucopianisme, qui rendent le parcours malaisé, en particulier pour un jeune public, quant à l’analyse à en faire et les leçons à en tirer. Mais peut-être est-ce là la volonté délibérée de l’auteur, de nous laisser nous faire notre propre chemin. La force du tableau qu’il dresse et l’immersion qu’il nous propose n’en sont pas moins aussi théâtralement puissantes que fascinantes et effrayantes…
Cornucopia. D'autres mondes possibles (épisode 2)
S Mise en scène et écriture Joris Mathieu S Dispositif scénique et dramaturgie Joris Mathieu et Nicolas Boudier S Mise en espace, scénographie et création lumière Nicolas Boudier S Interprètes Philippe Chareyron, Vincent Hermano, Marion Talotti S Création musicale Nicolas Thévenet S Création vidéo Siegfried Marque S Costumes et accessoires Rachel Garcia S Aide à la confection Véronique Lorne, Nina Genre, Amélie Mallet, Llana Cavallini et l’Atelier costumes du TNP S Construction de la scénographie Ateliers du TNP et équipe technique TNG S Régie générale des productions et plateau Stephen Vernay S Stagiaire scénographie Juliette Joseph S Équipe technique de création Raphaël Bertholin, Théo Gagnon, Jean-Yves Petit, Mathieu Vallet, Thibault Villalta et Gaëtan Wirsum S Production Théâtre Nouvelle Génération – Centre dramatique national de Lyon Coproduction Le Lieu Unique – Scène nationale de Nantes, LUX – Scène nationale de Valence, Les 2 Scènes – Scène nationale de Besançon, Le Théâtre – Scène nationale de Saint-Nazaire, MC2: Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale, La Comédie de Saint-Étienne – CDN S Avec le soutien du Théâtre National Populaire – CDN de Villeurbanne, que le TNG remercie chaleureusement pour son accueil en résidence S Durée 1h10 S Tout public
Du 8 au 19 octobre 2024, mar.-ven. 20h, sam. 18h30, dim. 16h
Théâtre National Populaire – 8, place du Dr Lazare Goujon, 69100 Villeurbanne
www.tnp-villeurbanne.com
TOURNÉE
Comédie de Valence – CDN, en coréalisation avec le LUX – Scène nationale de Valence - Décembre 2024, mer. 4, 20h ; jeu. 5, 14h30 & 20h ; ven. 6, 14h30 & 20h
Les 2 Scènes – Scène nationale de Besançon - Janvier 2025, mer. 8, 19h, jeu. 9, 14h30 & 20h ; ven. 10, 14h30 & 20h
Le lieu unique – Scène nationale de Nantes - Janvier - février 2025, jeu. 30, 14h30 & 20h ; ven. 31, 20h ; sam. 1er, 19h
Théâtre de St-Nazaire, Scène nationale - Février 2025, mer. 4, 20h ; jeu. 5, 10h & 20h ; ven. 6, 14h30