2 Septembre 2024
Dans un des berceaux emblématiques du théâtre populaire, cette « romance » de Shakespeare trouve, sous la houlette de la nouvelle bergère théâtrale des Vosges, un parfum tout imprégné de l’esprit des lieux.
Julie Delille a pris ses fonctions de directrice du Théâtre du Peuple en octobre 2023 dans un lieu qui affiche fièrement dans l’encadrement de la salle sa devise : « Par l’art – Pour l’humanité ». Une marque de fabrique, et déjà un programme pour définir un lieu dont l’héritage et la tradition sont des composantes incontournables.
C’est dans un écrin de verdure environné par la forêt que se dresse ce théâtre entièrement en bois qui a succédé aux tréteaux installés dans un pré par son fondateur, Maurice Pottecher, en 1895. Homme de lettres, ce fils d’industriel vosgien portait en lui le désir de donner un accès à la culture à ceux qui en sont privés. Cette démarche résonnait déjà avec d’autres initiatives héritées des idées sociales du milieu du XIXe siècle, en particulier fouriéristes, comme celle du Familistère de Jean-Baptiste Godin, édifié entre 1858 et 1883 à Guise, qui associait lieux de labeur et lieux de vie en concevant un ensemble de bâtiments où appartements des ouvriers, école et théâtre entraient dans la conception. Un « Palais social » selon les termes de ce fabricant de poêles, pour une « richesse au service du peuple ».
Pour mener à bien son projet d’éducation populaire par le théâtre, Maurice Pottecher rédige lui-même des pièces à caractère social pour des ouvriers transformés, une fois l’an, en acteurs d’occasion. Le Diable marchand de goutte ou Chacun cherche son trésor voisineront, dès 1900, avec des « classiques ». Le Médecin malgré lui, Macbeth, Ruy Blas et bien d’autres alterneront avec les pièces composées par l’auteur, qui trouvent un ancrage fort dans la réalité vosgienne. Les tréteaux se transforment rapidement en salle couverte, progressivement enclose de bois et dotée de bancs construits dans le même matériau dont le principe perdure aujourd’hui. Cet environnement architectural donne à l’édifice un caractère « brut », non apprêté, en même temps qu’il offre une ambiance aussi chaleureuse qu’unique. Chacun y vient, muni de son coussin, ou en achète un sur place – ils ont leurs collectionneurs car les motifs décoratifs changent chaque année. La fidélité du public est l’une des caractéristiques de Bussang. Nombreux sont ceux qui reviennent d’été en été, échangeant des nouvelles, comparant les différentes programmations, épiloguant sur le spectacle.
Un peuple de bénévoles, partie prenante du projet
Le Théâtre du Peuple se distingue d’abord par son fonctionnement particulier. Une gestion associative et un modèle qui fait largement appel à la présence de bénévoles. Car il faut quelques centaines de personnes pour assurer l’enchaînement des représentations dans cette salle de 650 à 700 places durant le mois et demi estival durant lequel deux spectacles sont présentés, se chevauchant sur plusieurs semaines. Les réservations, la billetterie, l’accueil du public, la restauration et la buvette, la vente des produits « dérivés » (entre autres le coussin qui tempère la dureté des bacs de bois, différent pour chaque édition), l’accueil des professionnels et des journalistes, la répartition des voitures dans les différents parkings sont autant de tâches prises en charge. C’est sur le mode de l’engagement que, venus des environs mais parfois de plus loin encore, ces bénévoles, épaulés par une petite équipe fixe, accomplissent leurs tours de corvées.
Une tradition théâtrale qui valorise le rôle des amateurs
Jouées au départ entièrement par des amateurs, les pièces présentées par le Théâtre du Peuple intègrent progressivement des acteurs professionnels, en particulier lorsque des professionnels prennent la direction du théâtre. La règle veut aujourd’hui que les amateurs, recrutés chaque année pour le spectacle, forment au moins la moitié de la distribution.
Des ateliers les rassemblent et on est frappé de voir comment la conception même du spectacle gomme les frontières et fond les imperfections de leur jeu dans un ensemble plus vaste. Ce qui prend le pas, c’est un mouvement qui privilégie le groupe, la partition chorale, dans lequel l’individualité de l’acteur s’efface pour laisser place à une dynamique qui offre une manière différente de voir le théâtre. Leur fraîcheur et leur enthousiasme, qui ajoutent une dimension très « humaine » à la création artistique, compensent aussi leur manque d’expérience et accentuent l’effet de partage et de fête induit par la manifestation.
Une respiration particulière des lieux
Bussang, c’est aussi un public d’habitués, qui revient régulièrement alors qu’il ne fréquente pas nécessairement les salles de théâtre. On randonne ce jour-là, on retrouve des amis, on vient en famille, glacière à la main, pour pique-niquer sous les auvents qui abritent de grandes tables collectives ou s’installer dans la nature. Le théâtre n’est pas séparé de la vie. On y échange des nouvelles des enfants, on y compare les mises en scène. La pâte humaine est indissociable du théâtre et là réside aussi l’un des charmes – puissants – de Bussang. Ce public-là est infiniment réactif durant les représentations. Il rit, commente, salue de « oh » et de « ah » tel ou tel événement, réagit avec passion lorsque l’utilisation du lieu ou des idées de mise en scène le surprennent. Il est attentif, concerné, il participe à l’évolution du spectacle. Le théâtre reste immergé dans la vie, il baigne dans l’atmosphère bon enfant qui imprègne les lieu
Le Conte d’hiver, une fantasmagorie dans le ton du lieu
Le Conte d’hiver est l’une des dernières pièces de Shakespeare. Elle est qualifiée, au même titre que Cymbeline, jouée la même année, de « romance tardive », et rattachée aux « comédies » quoique sa tonalité puisse apparaître assez sombre. Elle met en scène un roi, Léontes, que sa jalousie dévorante pousse à rompre avec son plus fidèle ami, Polixènes, qu’il considérait auparavant comme un frère, à vouloir l’empoisonner et à emprisonner son épouse, Hermione, avant de lui faire un procès public pour la condamner à mort. Elle se laisse mourir et le fils qu’elle a eu de Léontes meurt de chagrin. Mais auparavant, Hermione a accouché d’une petite fille, Perdita, abandonnée sur un rivage hostile et recueillie par un berger. Perdita rencontre le fils de Polixènes, déguisé en berger, et les deux jeunes gens s’éprennent l’un de l’autre, provoquant la fureur du père du jeune homme. Mais l’oracle de Delphes a parlé. Hermione est innocentée et Léontes ne peut que se lamenter sur ses errements funestes. Cependant, à la fin, tout est bien qui finit bien. Hermione est ressuscitée tandis que la vérité sur les origines de Perdita éclate au grand jour, autorisant son mariage avec le prince, et les amis se retrouvent. Des rivages de Sicile à une Bohême d’opérette, rois et manants se côtoient au travers d’une galerie de portraits savoureux et hauts en couleur, bien dans la veine populaire du Théâtre du Peuple.
Une pièce particulière dans l’œuvre de Shakespeare
Le Conte d’hiver met en scène, comme une constante de l’œuvre shakespearienne, un rapport puissant à la nature. Mais alors que dans nombre de pièces, une forme de destin tragique, né du désordre du temps, exerce son emprise et fait des personnages des victimes, bien qu’agissantes, de ce destin, le problème de la responsabilité individuelle est ici posé. Ce n’est à nul autre qu’à lui-même que Léontes doit son malheur. Il l’a forgé de toutes pièces, en dépit des mises en garde qui lui ont été faites et les personnages de pouvoir de la pièce souffrent ici d’une cécité coupable. Si Léontes s’aveugle lui-même, Polixènes, en refusant l’amour de son fils pour celle qu’il croit une bergère, s’égare tout autant. Les femmes sont là pour le dire et la mise en scène révèle des femmes fortes, volontaires, qui refusent d’être victimisées, qui se montrent prêtes à se battre pour leurs convictions et leur droit de penser.
Sur les terres de la folie et du rêve
Une place particulière est accordée au personnage de Léontes, remarquablement interprété par Baptiste Relat, que l’on voit sombrer progressivement dans la folie furieuse de sa jalousie. Il se recroqueville, rentre en lui-même, se renferme dans l’univers de sa folie, comme étranger à son environnement. Ce faisant, il se dépouille de ce qui fait l’humanité : une attention aux autres, un langage de raison, une écoute. La mise en scène le montre rendu à ses pulsions. Retrouvant alors une animalité de la sensation première, il se fait fauve et prédateur, s’approchant en rampant dans l’ombre pour guetter sa proie.
Dans cette fantasmagorie peuplée d’êtres « sensés » qui ne cessent de se tromper ou de se travestir, mais aussi de fripons pour qui le faux est une seconde nature, dans ce monde où l’illusion se mêle à la réalité en permanence, un autre personnage se démarque de toute vraisemblance. C’est le Temps, qui apparaît sur un fond de ciel rempli d’étoiles. Aux figures de la réalité, il oppose la pensée et l’allégorie. Deus ex machina rattaché à la terre et habillé de plantes par la mise en scène, il est la figure d’un certain hédonisme, la métaphore d’une innocence de l’état de nature qui lie le ciel et la terre. Dans le même temps, incarnation du manipulateur suprême, il est l’auteur, qui mène son petit monde là où il le souhaite et qui transformera le drame en comédie, ressuscitant même les morts. Tout droit issu de l’imaginaire – et du théâtre – il traverse lentement la scène pour organiser entre elles les deux parties – l’assombrissement du monde et son éclaircissement. Verrue malicieuse, il fait pendant à un oracle de Delphes providentiel dans un voyage fantaisiste qui nous balade d’une Sicile très nordique en une Bohème non moins fantaisiste en passant par une Grèce tout aussi mythique.
Un balancement entre comédie et drame, drame et comédie
Le théâtre de Shakespeare nous a habitués à une alternance de saynètes comiques, prises en charge par des personnages populaires qui viennent tempérer la noirceur du drame en même temps qu’ils apportent une note populaire, rapprochent la pièce du public et créent une connivence avec lui. Le procédé est ici plus complexe. Si ces scènes légères et humoristiques trouvent leur place à l’intérieur de la pièce, le rire apparaît aussi au milieu du drame, dans l’outrance même de la situation, qui ne peut que faire rire en même temps qu’elle effare. Les ficelles sont apparentes, le commentaire sur le voyage entre les différents lieux égaie l’atmosphère, les jeux de mots, pour certains ajoutés « ici et maintenant » par Julie Delille, tel « ni pot de vin, ni Pottecher » renforcent cette balance permanente entre rire et larmes qui forme le soubassement du jeu théâtral et son essence.
La « marque » de Bussang
C’est dans un décor entièrement boisé, figurant le palais de Léontes, que commence la pièce. Nous sommes bien loin de la Sicile qu’évoque le texte, installés que nous sommes dans un palais devenu chalet qui renvoie à l’omniprésence du bois dans la région vosgienne et au décor du théâtre même. Plus tard, avec l’histoire de Perdita, le décor se fera champêtre, ouvert sur la forêt qui croît à l’arrière de la scène et que la tradition veut qu’on dévoile à un moment du spectacle, laissant rayonner dans la lumière dorée de l’après-midi le hêtre dont les spectateurs attendent chaque année l’apparition, comme un cadeau espéré. À l’enfermement sombre et boisé qui accompagne la folie croissante et meurtrière de Léontes qui s’enfonce dans un hiver de l’âme succède la douceur printanière des jeunes filles couronnées de fleurs s’ébattant en liberté dans la nature, qui manifestent avec la joie d’un printemps festif l’espérance en un avenir radieux. L’omniprésence de l’environnement naturel, marquée par le bois qui habille le théâtre, qui fait entrer le dehors dans le dedans, ce qui devient manifeste lorsque le personnage du Berger, à la grande surprise du public, surgit dans la salle, accompagné d’« acteurs » de la vraie vie pastorale. Et, pour les aficionados qui reviennent d’année en année, des clins d’œil apparaîtront au fil du spectacle – dialogues empruntés à Maurice Pottecher, références à d’autres pièces jouées à Bussang, etc.
Une démarche théâtrale qui s’inscrit dans une « philosophie »
Au cœur du projet de Julie Delille se trouvent justement des thèmes qui résonnent avec la pièce. Au « nouage » entre amateurs, amatrices et professionnelles et professionnels, matérialisé par des rencontres et des stages et par le spectacle, et à l’engagement dans une démarche d’éducation artistique et culturelle avec les enseignants et le public scolaire, s’ajoute la prise en compte du territoire, déjà soulignée. C’est la raison pour laquelle une sociologue-chercheuse, Anne Labit, a été chargée de partir à la rencontre des habitantes, des habitants et des artistes locaux. Son enquête débouchera sur une restitution artistique qui fera écho au Jubilé des 130 ans du Théâtre du Peuple, en 2025.
La programmation artistique, elle aussi, témoigne aussi de ces préoccupations. Dans le prolongement de l’évocation des femmes du Conte d’hiver, les Journées du Matrimoine proposeront une promenade poétique autour du matrimoine littéraire et un spectacle, Mary Sydney, alias Shakespeare, évoquera la destinée hors du commun d’une femme savante, la comtesse de Pembroke, dans laquelle on a vu, peut-être, l’incarnation du fantomatique et mystérieux auteur de théâtre.
C’est dans un esprit de retrouvailles d’Olivier Martin-Salvan avec le lieu que sera présenté les Gros patinent bien (qui fait l’objet d’un article séparé, voir http://www.arts-chipels.fr/2024/09/les-gros-patinent-bien.laurel-et-hardy-font-des-cartons.html) d’où Shakespeare n’est pas absent. De son côté, la forêt fera entendre son bruissement dans le récital musical de Jean-Claude Pennetier, Silva musica, dans lequel le pianiste établira une communication avec le lieu et son emblème, le hêtre Fagus qui trône derrière la scène et impose chaque année sa silhouette majestueuse. À l’enthousiasme du public présent aux représentations du Conte d’hiver comme à celles des Gros patinent bien, on comprendra sans peine que ce premier pari est réussi pour Julie Delille.
Le Conte d’hiver
S Texte William Shakespeare S Traduction Bernard-Marie Koltès S Mise en scène Julie Delille S Dramaturgie Alix Fournier-Pittaluga S Scénographie et costumes Clémence Delille S Lumière Elsa Revol S Musique Julien Lepreux S Assistante à la mise en scène Gwenaëlle Martin S Assistante scénographie et costumes Elise Villatte S Régie générale Pablo Roy S Production Théâtre du Peuple - Maurice Pottecher S Coproduction Théâtre des trois Parques S Avec Laurence Cordier (Hermione/Perdita), Laurent Desponds (Polixènes), Élise de Gaudemaris (Paulina), Baptiste Relat (Léontes), Héloïse Barbat* (Emilie /Dorcas /Silhouette Perdita), Garance Chavanat* (Noble Sicilien /Le Clown), Véronique Damgé* (Noble Sicilien /Autolycus), Sophia Daniault-Djilali* (Mamilius /Dame de la Cour /Le Marin /Mopsa), Michel Lemaître* (Antigonus /Rugero), Gérard Lévy* (Le Premier Seigneur /Le Temps), Valentin Merilhou* (Archidamus /L’Officier /Florizel), Jean-Marc Michels* (Le Berger), Yvain Vitus* (Camillo), Alcyone Bénézit-Desbordes** ou, en alternance, Marie Charton** (Cléomènes /Dion /Till), Anna Dupleix-Marchal** ou Mailla Hattier** (Cléomènes /Till), Nicolas Brice** ou Philippe Voiriot** (Le Geôlier /Froll) S Avec la participation de François Oguet, Francis Schirck et Raoul, Margaux Zimmermann et des figurant.es S Avec la voix de Gaëlle Méchaly S Durée 3h30
*comédien nes amateurices permanent es ** comédien nes amateurices alternant es
Représenté du 20 juillet au 31 août 2024
Au Théâtre du Peuple, Bussang