6 Septembre 2024
David Lescot dresse, avec Ludmilla Dabo, un portrait de Nina Simone du ressort de l’intime. Il croise évocation biographique, charge émotionnelle et ressentis personnels dans une démarche où raconter et se raconter forment les deux faces d’une même médaille.
Il n’y a pas de décor sur le plateau installé en plein air dans le Jardin d’Éole, ce jardin de quatre hectares créé dans le dix-huitième arrondissement de Paris où le Théâtre de la Ville mène, comme dans une douzaine d’autres lieux, une action de culture à ciel ouvert durant l’été 2024, avec des diffusions sonores, des consultations poétiques, des ateliers Art et Sport, des festivités diverses et des représentations.
Le plateau, nu, héberge deux guitares dont l’une ressemble à un jouet d’enfant et un mannequin féminin revêtu d’une belle robe blanche et coiffé d’un turban de même couleur qu’on reconnaît comme signe distinctif de la chanteuse Nina Simone. Deux personnages vont s’y installer : la comédienne et chanteuse Ludmilla Dabo et l’auteur, metteur en scène et musicien David Lescot. Ils reprennent ici un spectacle monté à la fin des années 2010 qui s’inscrivait dans le projet de la Comédie de Caen : des « Portraits d’artistes » sous forme de spectacles itinérants, portés par un ou deux acteurs, parfois en compagnie d’un musicien.
Nina Simone, femme, artiste et noire
C’est un portrait de femme forte en même temps que fragile que dresse David Lescot de la chanteuse. Une histoire comme un conte de fées dont le décor s’obscurcit au fil du temps. Il était une fois une petite fille noire et pauvre qui montra très tôt des dispositions exceptionnelles pour la musique. Comme sa mère plongeait jusqu’au cou dans la religion, elle assurait la musique de l’église méthodiste où sa mère officiait. Son talent était si manifeste que le voisinage leva des fonds pour lui trouver les moyens d’étudier – le piano, la musique classique et Bach.
Mais lorsqu’on est une petite fille noire, aux États-Unis, dans les années 1950-1960, au moment où les premiers étudiants noirs sont admis à l’université d’Alabama entre deux rangées de policiers, où le Ku Klux Klan dicte sa terreur, où les marches non violentes pour l’égalité des droits sont orchestrées par Martin Luther King, et avant qu’assassinats et massacres ne provoquent des émeutes et une radicalisation du Black Power, marcher sur des plates-bandes blanches en devenant concertiste classique tient de la haute voltige. Pour poursuivre son rêve de musique, ne lui restent qu’à jouer dans les bars pour survivre et chanter pour satisfaire les goûts du public. Exit la carrière pianistique classique et entrée dans le jazz et le chant. La célébrité aidant, un engagement politique de plus en plus manifeste s’exprimera dans ses déclarations comme dans son répertoire.
Un conte de fées sans prince charmant
Si le spectacle fait entendre la multiplicité des « cordes » musicales de la chanteuse, qui surfe d’un style à l’autre avec une aisance confondante, les chansons apparaissent comme la caisse de résonance de la vie d’une jeune femme mal dans sa peau, qui ment à sa famille sur ses activités pour ne pas être rejetée – elle le sera lorsque la vérité sera connue –, d’une chanteuse qui signe un contrat inique, d’une femme à la poursuite d’une félicité amoureuse avec des hommes de toutes couleurs qui lui apporteront désillusion, et violence de la part du policier qui deviendra son mari et son manager. Loin d’être une créature idéalisée, porte-drapeau sans tache de la lutte des femmes et des noirs, c’est une figure cabossée et touchante qu’elle offre à l’interprétation de Ludmilla Dabo.
De Nina Simone à Ludmilla Dabo
David Lescot ne se contente pas de nous présenter les différentes faces du personnage et d’en accompagner musicalement, pour notre plaisir, le parcours. Il emprunte la défroque de l’interviewer pour pousser non seulement le personnage dans ses retranchements mais aussi la comédienne qui l’interprète. Est-elle partie prenante de la révolution par la violence ? de démolir le monde blanc pour construire un monde noir ? Voici Ludmilla Dabo entraînée à se définir, elle aussi, en tant que noire et femme. À mettre en parallèle les prises de position de Nina Simone et les turbulences qu’elle a pu rencontrer dans sa vie, à s’aventurer sur les formes occultées qu’a pu prendre le racisme lors de son apprentissage de comédienne. Et voilà qu’elle prend au piège son interviewer qui lui demande ce qu’en tant que femme « africaine », elle ressent. Dit-on un Espagnol, un Italien et un Français d’un côté et un « Africain » de l’autre, comme si Le Congo, Le Nigéria ou le Mali participaient d'une culture commune ? On prend conscience des recoins où se niche, inconsciemment, le racisme.
Drôle, touchant, vivant
L’actrice excelle dans ce rôle tout en brisures et en passages d’un monde à l’autre. De l’École des femmes de Molière à Ludmilla Dabo et à Nina Simone, elle saute d’un rôle à l’autre avec un plaisir du jeu et une adresse remarquable. De l’ingénue pas si ingénue Agnès qui roule son barbon de tuteur dans la farine à la comédienne qui évoque ses années d’apprentissage et à la chanteuse qui oscille entre fragilité et volonté inflexible, elle parcourt ses gammes avec art. En tant que chanteuse, elle est plus que convaincante, avec sa voix capable d’évoluer à des hauteurs et dans des registres très larges et variés. Mais au-delà, ce qui touche dans ce jeu de miroirs que propose David Lescot, c’est le caractère très puissant du questionnement qu’il occasionne, qui engage la femme au-delà du théâtre, et avec elle le public. Si l’émotion affleure dans la prestation de Ludmilla Dabo, elle est perceptible et nous touche au cœur parce qu’elle ne concerne pas des abstractions ou des concepts, mais plonge dans la vie même.
Portrait de Ludmilla en Nina Simone
Avec Ludmilla Dabo et David Lescot
Production Comédie de Caen, Cie du Kaïros
Les 5 et 6 septembre 2024 à 19h au Jardin d’Éole (entrée par le 56, rue d’Aubervilliers – 75018 Paris). Entrée libre et gratuite.