3 Septembre 2024
Ce court roman-monologue d’Albert Camus pose avec une acuité douloureuse la question de la responsabilité humaine et de la culpabilité et avec elle, celle de la liberté.
Pour tout décor une chaise vide avec, dans un coin, un piano. C’est dans le silence, comme pour créer une abstraction du lieu, que commence ce dialogue d’un homme avec un inconnu invisible et muet, dans un bar d’Amsterdam au nom décalé de Mexico City. Une étrange étrangeté pour un non moins étrange narrateur, qui se dit juge-pénitent, une profession – de foi – qu’il mettra tout le roman, dont le déroulement s’étale sur plusieurs jours, à expliciter. Son long monologue, qui fait les questions et les réponses, entraînera son interlocuteur absent dans une errance qui le fait, lui l’avocat droit dans ses bottes et dans ses certitudes sur la justice et son rôle dans la société, quitter Paris pour les brumes d’Amsterdam, ses « tas de cendres qu’on appelle ici une dune, la digue grise […], la grève livide » et « la mer couleur de lessive ». Au fil de ces pérégrinations qui le mènent, avec ce partenaire dont on ignore tout, de l’atmosphère alcoolisée du bar vers le monde extérieur avant de faire pénétrer l’inconnu dans l’intimité de sa chambre, on suit, pour reprendre Novalis, le « chemin mystérieux [qui] mène vers l’intérieur ».
Cinq étapes dans la résolution d’une énigme
Le déclencheur ? On le découvrira au fil des errances des personnages. Ce doute qui s’insinue dans l’histoire du narrateur – Clamence le bien nommé qui prêche dans le désert qu’est le no man’s land du bar – et ne le lâche plus, il a surgi d’un éclat de rire qui s’est englouti dans les eaux de la Seine avant de revenir occuper tout l’espace pour dévoiler ce qu’il cachait. Construit en cinq « journées » qui sont autant d’étapes vers la résolution de l’énigme – le texte comporte six parties –, on découvrira ce qui anime le narrateur : une culpabilité enfouie au plus profond dont il ne parvient pas à s’abstraire et qui le dévore de l’intérieur. Pour séparer les parties, le spectacle introduit entre elles des improvisations jazzy à partir de thèmes de Thelonious Monk, Fats Waller ou Duke Ellington, ou encore des Feuilles mortes de Jacques Prévert mises en musique par Joseph Kosma, reliant le texte à l’époque de sa composition : l’après-guerre et les années 1950.
Entre responsabilité individuelle et collective, un dilemme insoluble
D’anodin qu’il semblait au départ, le texte met progressivement à nu à la fois des considérations très personnelles de Camus – l’écrivain confronté aux beaux esprits de son temps, l’homme qui plaisait aux femmes mais ne les aimait pas – mais aussi des considérations beaucoup plus ontologiques sur notre responsabilité dans le monde, qui font écho aux polémiques engendrées par la publication de l’Homme révolté, violemment attaqué par des intellectuels de gauche, Sartre en particulier. Dans cet essai, Camus distinguait la révolte, lien commun mais individuel qui définit tous les hommes, et la révolution, qui sacrifie le réel au profit de l’idéologie et justifie le meurtre, qu’il condamnait, quelle que soit la « couleur » du régime totalitaire. Ce thème, il le reprend en abordant l’histoire de la femme que le narrateur domine et fait souffrir jusqu’à ce qu’il découvre qu’elle trouve une justification à cette souffrance. Plongeant dans les racines judéo-chrétiennes, il le prolonge en abordant la question de la culpabilité. Est-ce parce que nous ne pouvons anticiper les conséquences de nos actes que nous ne sommes pas coupables ? Jésus devrait-il se laver les mains du massacre des Innocents ? Laisser faire et ne rien faire ne revient-il pas à entériner une situation, donc à prendre position ? On comprend dès lors le dilemme du juge-pénitent impuissant à s’extraire de la culpabilité.
Un texte puzzle que sa théâtralisation n’éclaire pas
Dans le contexte de ce texte dense et touffu, qui accumule des petites briques qui s’agencent entre elles parfois sans lien apparent, Jean-Baptiste Artigas fait monter la tension à mesure que l’étau se resserre sur le cœur de cette problématique de la responsabilité et de la liberté. Mais le choix de l’adaptation de minorer ce qui ne fait pas avancer le récit en troue alors la trame. La scène d’exposition, avec ses échappées qui plantent le décor, apparaît longue, remplissage plein d’une vacuité littéraire assumée destinée à contraster avec le corps du sujet où se retrouveront l’extermination de la communauté juive d’Amsterdam ou la question de la violence. Elle pose la question de ce qui fait « théâtre » dans une œuvre littéraire et aurait gagné à être raccourcie. Il n’en demeure pas moins que, rendu à sa nudité par l’absence de fond sonore, le texte parle, et il parle fort, dans une osmose entre paysage physique et paysage mental à laquelle on ne peut rester insensible. Il transporte avec lui un puissant questionnement sur nos actes et leur place dans la société. Par les temps qui courent, c’est de saison...
La Chute
S Auteur Albert Camus (éd. Gallimard) S Mise en scène Jean-Baptiste Artigas S Interprétation Jean-Baptiste Artigas S Adaptation Jacques Galaup S Dramaturgie Sophie Nicollas S Collaboration artistique Guillaume Destrem S Lumières Caroline Calen S Production La Belle Équipe S Durée 1h15
Du 1er septembre 2024 au 6 janvier 2025, les dimanches à 18h, lundis à 19h
Théâtre Essaïon – 6, rue Pierre-au-Lard, 75004 Paris www.essaion.com