18 Septembre 2024
Robin Ormond présente, avec les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française, un spectacle qui emprunte, mêle et transforme des thèmes chers à Marivaux. Une osmose réussie avec des comédiens à la hauteur de l’enjeu.
Lorsque le public entre dans la salle, un comédien est assis dans un coin de la scène, absorbé et immobile, un magnétophone à la main. Ce qu’il écoute ? Peut-être une forme de Dernière bande beckettienne, la matière invisible qui alimentera la pièce et qui imbrique deux intrigues de Marivaux : l’Épreuve et la Dispute. Dans le noir il est question d’escalier raide qui suggère une cave, puis de lumière qu’on fait. Bientôt derrière l’avant-scène apparaîtront, révélés par un velum translucide qui laisse passer la lumière, des personnages. Nous voici projetés derrière ce voile dans le théâtre et, comme de bien entendu chez Marivaux, au milieu de bien d’autres choses, il est question de l’amour et de son authenticité. Mais le propos ne s’arrête pas là. Dans un coin de la scène, un personnage mystérieux, revêtu d’une combinaison blanche et le visage caché, évoque un personnage de science-fiction ou une abstraction. Et d’ailleurs, il l’affirme. Il s'inscrit dans un autre programme. Il est le grand manipulateur, le Prince que les personnages ne voient pas. Il les a isolés volontairement du monde et va leur imposer, sans qu’ils le sachent, un jeu.
L’Épreuve et la Dispute. Dans les derniers feux de la carrière théâtrale de Marivaux
Représentée, pour l’Épreuve, par les Comédiens italiens en 1740 au Théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain, et pour la Dispute à la Comédie-Française en 1744, les deux pièces reprennent deux thèmes qui traversent toute l’œuvre de l’écrivain et homme de théâtre : l’incertitude du sentiment amoureux et le travestissement qui permet d’éprouver l’authenticité de l’attachement. Pièces d’un homme déjà dans l’âge mûr – il a dépassé la cinquantaine – elles sont aussi révélatrices de l’esprit de son siècle, qu’il scrute avec acuité.
L’Épreuve met en scène un riche bourgeois, tombé malade et soigné par la fille de modestes propriétaires campagnards, dont il s’éprend. Incertain quant à l’amour que lui porte la belle Angélique – il la soupçonne de vénalité – il travestit son valet en homme du monde pour éprouver la jeune fille. Mais celle-ci refuse le « beau parti » qu’on lui propose et Lucidor peut tranquillement épouser son Angélique, sans un regard à la cruauté du jeu auquel il l’a soumise.
Quant à la Dispute, l’une des dernières pièces de Marivaux, elle s’attache à déterminer qui, des deux sexes, a donné le premier l’exemple de l’inconstance en amour. Un Prince séquestre quatre enfants, deux filles et deux garçons, et les fait élever loin du monde, sans qu’ils se rencontrent. Après de longues années, on leur laisse la liberté de sortir. La découverte d’eux-mêmes et des autres, source de querelles et de variations amoureuses, ne permettra pas de trancher lequel des deux sexes s’est montré inconstant le premier. On notera au passage le caractère discrétionnaire du pouvoir, qui régente ce que chacun doit faire.
Des pièces revisitées
Robin Ormond fusionne ces histoires et les fait se chevaucher en les actualisant. Voici nos jeunes gens réunis dans une cave dans laquelle l’un d’entre eux, Lucidor, introduit un élément extérieur, nécessairement perturbateur : une inconnue, Angélique. Aucun d’entre eux n’est conscient qu’il fait l’objet d’une manipulation dont le Prince tire les ficelles. Enfermés dans ce bocal que le spectateur regarde de l’extérieur, séparé d’eux par le velum, ils se croient libres alors qu’ils tournent en rond dans un espace qu’on leur a assigné.
Il n’y a plus ni valet ni maître mais quatre jeunes gens à niveau égal, qui aiment à jouer. On ne sait pas plus à quel niveau de temporalité nous nous situons, si l’on chemine encore chez Marivaux ou si l’on est ailleurs, sur un territoire inconnu où ni la référence aux pièces d’origine, ni le spectacle en train de se faire dans l’ici et maintenant ne sont tout à fait « réels » : un no man’s land incertain dans lequel le spectateur imprimera sa marque, son interprétation. Lucidor, avant de rencontrer Angélique, a tissé avec Frontin, son valet chez Marivaux, une relation homosexuelle. Blaise, qui se pique de poésie, se satisfait prosaïquement de récupérer une chambre. Quant à Lisette, qui joue les femmes guenons, elle s’amuse du travestissement tout en semblant en mesurer les limites. Les références au schéma d’origine sont perturbées alors même que l’épreuve que Lucidor impose à Angélique demeure.
De l’impossibilité chronique d’un amour véridique
Le jeu est l’ultime barrière derrière laquelle les personnages se protègent contre une naissance possible du sentiment, ressenti comme danger. Dans le monde de faux-semblants où évoluent les personnages, reste-t-il quelque part une forme d’authenticité ? Peut-on imaginer l’existence de l’amour quand chacun joue à être un autre et participe d’un jeu universel où le paraître a dévoré l’être ?
Si l’on transporte la question dans le monde d’aujourd’hui où, entre jeux vidéo, fake news et influenceurs, on vit des milliers de vies qu’on nous fait croire nôtres et qui ne sont que des enveloppes vides, le manque d’assurance de Lucidor, qui voudrait être aimé pour lui-même alors qu’il n’est qu’un des reflets que la société a produits devient pathétique, il mène un combat perdu d’avance. Et c’est ce que vient dire la pièce de Robin Ormond, qui imagine cependant une issue en laissant Angélique, après avoir surmonté l’obstacle dressé par Lucidor, s’échapper, quoique amoureuse, des tenailles de ce jeu dont elle n’accepte pas les règles. Elle gagne l’extérieur, la salle, et ses spectateurs. Elle pénètre dans un monde sans voile où on entre de plain-pied dans la réalité.
Les comédiens tirent avec une grande maîtrise leur épingle de ce jeu faussement léger et un peu pervers qui enchevêtre présent, passé et personnalités multiples et il n’est pas indifférent que Lucidor soit campé par Alexandre Manbon, qui souffre de surdité. L’acteur cale ses répliques non sur celles, énoncées sur scène, de ses partenaires mais sur la perception qu'il en a par le dessin de leurs lèvres en mouvement. Il en retire une hésitation infinitésimale, une fragilité à la mesure de l’omniprésence d’une médiatisation et d’une certaine impossibilité de vivre en direct. Le texte, dépoussiéré, renvoie à des situations que vivent aujourd’hui nombre de jeunes gens. Quant au spectateur, tiré à hue et à dia, il se laisse malmener avec un plaisir évident par cette farandole de masques en transformation permanente qui évoque l’instabilité d’un monde qui ressemble à s’y méprendre au nôtre.
L’Épreuve, inspiré de l’Épreuve, de la Dispute et autres textes de Marivaux
S Adaptation et mise en scène Robin Ormond S Avec Sanda Bourenane (Angélique et Une employée), Vincent Breton (Blaise et Un employé), Olivier Debbasch (Frontin), Yasmine Haller (Lisette et Une invitée), Alexandre Manbon (Lucidor) et les voix de Nicolas Chupin et Séphora Pondi de la Comédie-Française S Costumes Clément Desoutter S Scénographie, lumière Nina Coulais S Création sonore Tom Beauseigneur S Dramaturgie Laurent Muhleisen S Création en juillet 2023 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française (spectacle de fin d’année de l’Académie) S Production Scala pour Avignon S Durée 1h30
Du 14 septembre au 29 décembre 2024 à 15h, 19h30 ou 21h
Théâtre La Scala, Paris – 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris
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