24 Septembre 2024
Clément Poirée retrouve le goût de la farce, si souvent évacué dans les interprétations de Molière, pour nous proposer une fable qui mêle création et récupération dans un spectacle où improvisation et écriture se présentent ensemble.
Le spectateur qui se rend au Théâtre de la Tempête est prié de rejoindre la Cartoucherie avec un don qui reste à son appréciation dans une wish list qui lui est fournie. Chacun déposera son écot à l’entrée dans la salle pour le retrouver tout ou partie recyclé dans le spectacle avant que recycleries et organisations d’aide sociale ne les récupèrent pour leur accorder une troisième vie. Le plateau du théâtre se transforme en entrepôt de toutes sortes d’accessoires : vêtements de bric et de broc, vieilles casseroles et poêles, vaisselle dépareillée tandis que le jus de betterave fournit du rouge aux joues et que la poudre de riz du maquillage est confectionnée à partir du riz apporté par le public.
Chiche ! une interjection riche de sens
Pendant que s’activent à vue décorateur, costumier et techniciens, une comédienne bonimenteuse en nuisette parle de tout et de rien et interagit avec le public. Les acteurs, qui accueillent le public en slip et maillot de corps, revêtiront les costumes de leurs personnages, bricolés à partir des dons. L’Avare vu par Clément Poirée et ses complices, est placé sous le signe de la parcimonie. Les éclairages obéiront au même principe : quatre projecteurs sur roulettes et des servantes de théâtre converties en éclairage d’appoint pour souligner l’apparition d’un personnage ou une théâtralisation de son apparition suffisent à éclairer le spectacle. La musique est à l’avenant, concert cocasse de bruits de verres et de casseroles, musicalisés sous les formes les plus diverses. Quant au décor, il est formé d’étagères de stockage à roulettes déplacées avec entrain au fil du spectacle pour figurer les lieux où évoluent les personnages. Dans le temple dont Harpagon se fait le chantre, tout se doit d’être chiche…
Les leçons du théâtre de foire
Le spectateur se retrouve ainsi plongé dans un spectacle qui rappelle le théâtre de foire et de tréteaux avec ses personnages archétypaux tracés à gros traits qui empruntent à la commedia dell’arte son insolence joyeuse. Alors que, lorsqu’il représente l’Avare, en 1668, Molière a, depuis dix ans, rangé l’itinérance de ses débuts aux oubliettes, on retrouve dans cette pièce considérée comme l’une des pièces « sérieuses » de l’écrivain, une appétence similaire à celle de ses débuts, que le spectacle souligne.
Le comique est à tous les étages. Cléante devient un jeune gandin plein de fanfreluches que seul son amour pour une jeune fille pauvre parvient à sauver du ridicule. Valère a la malice d’un Arlequin et Frosine, en entremetteuse qui arrange le mariage d’Harpagon avant de le défaire avec le même entrain, est impayable. Les allusions scatologiques sont de la partie. Le décor même fait citation. Il intègre le rideau du théâtre et celui du coup de théâtre sur la scène en les réalisant avec les moyens du bord : vieux draps et sacs poubelle. Quant aux situations, elles sont à la mesure de ce théâtre qui manie avec maestria les ressorts du comique, usant du double sens et du quiproquo, laissant voir les ficelles pour créer une complicité avec le spectateur. Et lorsque les actrices et les acteurs s’égayent dans la salle, ils restent dans le ton de ce partage fait de connivence et de rire.
Harpagon. Une épaisseur singulière.
Harpagon, au milieu de tout cela, dénote. Il est le seul personnage dont le costume rappelle les gravures de Molière en scène qu’on a pu voir. En habit noir, fraise et souliers à boucle, il est à lui seul un anachronisme dans ce décor contemporain qui sent l’occase et la récup’. John Arnold campe un Harpagon monstrueux de cynisme et d’égoïsme, un vieillard sans scrupule qui sacrifie à son seul intérêt et à son appât du gain tout ce qui l’entoure. Il a en lui une forme de jouissance profonde qui déborde très largement le seul cadre de l’avarice. Il exprime cette autosatisfaction du vieux qui prend sa revanche sur la jeunesse et manifeste un plaisir pervers à régler ses comptes dans ce conflit des générations. Son jeu même vient contredire le schématisme des autres personnages. Il est incarné, il a une existence propre et impose tout à coup l’image d’un Molière qui surgit sur scène en tant qu’acteur.
Du bon et du mauvais usage de l’avarice
C’est que, dans ce personnage confit d’avarice, Clément Poirée voit aussi autre chose à l’aune de l’ici et maintenant. Dans notre époque où réutilisation, recyclage, décroissance sont devenues les nouvelles valeurs, Harpagon pourrait faire figure de précurseur, n’étaient l’absence de compassion qu’il montre à l’égard des autres et cette « économie » dont il n’use qu’à son profit. Doté d’un certain bon sens, que l’interprétation de John Arnold fait sentir, il pose la question du « Pour quoi faire ? Pour le bénéfice de qui ? » qui est au centre du « don » qui est demandé aux spectateurs par le spectacle. La mise en scène fait ainsi coexister dans le même ensemble égoïsme et altruisme et la distance qui les sépare. Et même si l’on n’aborde pas sérieusement les questions « sérieuses », on ne boudera pas cette vision farcesque qui impose à l’équipe du théâtre dans son entier de revoir chaque soir sa copie.
L’Avare de Molière
S Mise en scène Clément Poirée S Avec John Arnold, Mathilde Auneveux, Pascal Cesari, Virgil Leclaire, Nelson-Rafaell Madel, Laurent Ménoret, Marie Razafindrakoto, Anne-Élodie Sorlin S Collaboration à la mise en scène Pauline Labib-Lamour S Scénographie Erwan Creff assisté de Caroline Aouin S Lumières Guillaume Tesson assisté de Marine David S Costumes Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy S Musique, son Stéphanie Gibert assistée de Farid Laroussi S Maquillage Pauline Bry-Martin assistée de Sylvain Dufour S Régie générale Yan Dekel S Habillage Émilie Lechevalier, Solène Truong S Production Théâtre de la Tempête, subventionné par le ministère de la Culture et la région Ile-de-France, soutenu par la ville de Paris S En coproduction avec le Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine et la CREA – Coopérative de Résidence pour les Écritures et les Auteurs-rices – Mont-Saint-Michel – Normandie S Avec le soutien du Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN, de l’École de la Comédie de Saint-Étienne/DIÈSE# Auvergne Rhône-Alpes, du dispositif d’insertion de l’École du Nord avec l’aide de la ressourcerie La Petite Rockette
Du 13 septembre au 20 octobre 2024, à 20h, le dimanche
Théâtre de la Tempête - Cartoucherie - route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris
http://la-tempete.fr
EN TOURNÉE à partir de novembre 2024 (à Flers, Avranches, Pont-Audemer, Montereau, Sartrouville, Vendôme, Saint-Quentin, Maisons-Alfort, Pontault-Combault, Nancy, Verdun…).