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Arts-chipels.fr

Krush. Entre débâcle et chaleur humaine.

Krush. Entre débâcle et chaleur humaine.

Ce très émouvant spectacle, qui clôt le triptyque entamé par Olivier Fredj avec le Paradox Palace, un groupe rassemblant résidents du Samusocial, des Ehpad, personnes sous main de justice, enfants des écoles et comédiens – offre le témoignage bouleversant d’une vie enfermée à tous ceux qui passent généralement leur route sans les voir.

Transmettre, sans filtre, la réalité de ceux qui sont empêchés, enfermés, contraints, et écouter ce que ces récits ont à nous raconter par le biais d’un acte culturel et artistique fort qu’est la création de textes et leur mise en représentation est le propos de ce spectacle qui déborde très largement des frontières de sa forme. Ce qui est en jeu est à double ressort. D’un côté, mettre en mouvement ceux qui n’ont généralement pas la parole, qui viennent au-devant de la scène pour qu’on les écoute ; de l’autre, faire en sorte que ceux qui les entendent appréhendent de l’intérieur ces « je » qui ne s’exprimeraient pas autrement. Le grand plateau du Théâtre du Châtelet et tous ses moyens, avec son luxe d’éclairages et de costumes – « J'aimerais être bien habillé », dit l'un des acteurs du spectacle –,  leur offrent la plus belle des tribunes.

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Fierté et réinsertion, les maîtres-mots

Ce qui frappe dès l’abord, en dépit de maladresses parfois, d’un texte que le trac fait oublier, d’un déplacement pas tout à fait accompli dans les règles, c’est la fierté d’être là, d’occuper le devant de la scène, de témoigner qu’on existe et d’être là pour le dire. Les trente-sept femmes et hommes qui occupent le plateau, tantôt en groupe pour porter un témoignage choral parfois chorégraphié, tantôt en solo dans un récit parfois slamé, ont dû surmonter leur sentiment d’isolement, de mal-être , d’inadaptation à la société ou de rejet par elle pour choisir de s’exposer dans la lumière.

Les institutions – Prison, Ehpad, Hôpital, École, Samusocial – se sont montrées partie prenante d’une création qui est allée chercher ses participants dans leurs locaux. Des détenus ont obtenu un aménagement de peine, des résidents du Samusocial sont entrés dans le dispositif. Le groupe Accor a missionné des recruteurs pour leur proposer des emplois, certains ont obtenu une formation et, pour certains détenus, une semi-liberté. Paradox Palace, soutenu par les membres du Collège de Poétique où figurent usagers, philosophes, économistes et médecins, a changé leur existence, pas seulement à travers le spectacle mais dans la vie même.

C'est un travail de longue haleine qui a permis la réalisation de ce spectacle hors norme qu'on regarde à la fois comme un objet artistique et comme le témoignage d'événements qui prennent place, directement, dans la vie. Neuf mois de travail ont été nécessaires pour le réaliser, entre les premières réunions des responsables des ateliers d’écriture avec l’équipe musicale et les représentations au Théâtre du Châtelet. Neuf mois d’allers-retours sur la constitution des textes et le rapport texte-musique, les répétitions et la mise en espace. Le temps de gestation d'un enfant...

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Trois spectacles, comme une continuité

Il n’est pas indifférent que tous les anciens détenus participants de l’édition précédente aient renouvelé leur implication dans le spectacle. C’est un lien fort qui s’est noué en dépit du caractère disparate des personnalités, rassemblées autour d'un thème commun chaque fois défini par Olivier Fredj, que le groupe explore et reprend à son compte. Le premier, Watch, réalisé en collaboration avec l’Orchestre de chambre de Paris, prenait le temps pour propos. Le temps qu’on a ou qu’on n’a pas ou plus, celui qui s’arrête, celui de l’urgence mais aussi le temps qui passe, éclairé par les situations particulières des participants. Flouz, le deuxième, s’attachait à cette machine financière qui mène le monde, vue par ceux qui, justement, sont en marge parce qu’ils sont non-productifs ou hors du système. Krush, amalgame de « krach » et de « crush », de la catastrophe et de l’attirance, de la débâcle et du désir, met en avant la relation de soi aux autres et des autres à soi.

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

La musique, partenaire incontournable du spectacle

La musique, domaine de prédilection d’Olivier Fredj qui est un metteur en scène d’opéras, joue, dans les trois cas, un rôle de premier plan. La pianiste Shani Diluka et le musicien électro Matias Aguayo en sont le lien commun. Réalisé avec la complicité de l’Orchestre de chambre de Paris, Watch offrait, à travers un spectacle musical, l’opportunité d’interroger dans le même mouvement la durée et le rythme, inséparables de la musique. Flouz, « cirque financier », les deux pieds dans le contemporain, prenait appui sur la continuité obsédante de la musique minimaliste, « un métronome organique qui nous rappelle le rapport aliénant du temps à l’argent » selon Shani Diluka, et sur la musique électro de Matias Aguayo. Krush, lui, prend appui sur la musique de Jean-Sébastien Bach – le génie par excellence du contrepoint, héritier de la polyphonie médiévale – et de son fils Carl Philipp Emanuel. À travers ces musiques, mâtinées d’électro et de percussions du groupe SR9, la notion d’expression plurielle prend tout son sens et entre en osmose avec cette pluralité de textes assemblés pour faire spectacle.

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Krush, explorer la relation et la pluralité des voix

Ils viennent à Paris du Samusocial Popincourt où certains forment le club de poésie des Alphabètes, de l’Ehpad Huguette Valsecchi, de l’école Jeanne d’Arc où l'on a dessiné et créé des masques, de la Maison Perchée, où l’on aide les jeunes adultes souffrant de troubles psychologiques. Ils sont détenus en milieu ouvert du centre pénitentiaire d’Aix-Luynes ou pris en charge par la Structure d’Accompagnement vers la Sortie de Noisy-le-Grand, nouvellement créée. Il y a même une surveillante de la centrale de Meaux-Chaconin qui parle d'humanité et non de surveillance.

Bach rythme de bout en bout leur évocation qui met en scène l’échange sous toutes ses formes. Le spectacle imagine un lien créé par la correspondance entre des enfants et des détenus, chacun faisant état de ce qu’il vit. La famille, la relation amoureuse, les amis, l’incompréhension, la peur, la révolte, la déprime, embrassent le champ de l’existence, de l’être au monde. Ils parlent d’âge, de maladie, d’exil ou de l’angoisse du permis de séjour qu’on pourrait leur refuser.

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Des voix bouleversantes

Ils se jouent et déjouent le quotidien le plus trivial – « On est bien à l’Ehpad / Si on fait pas d’salade […] Moi c’est les brocolis dont j’ai horreur / Y en avait encore à midi ». Ils distillent leurs craintes – « Il faudrait que le Samusocial le dise, que ces murs sont précieux mais n’effacent pas la violence », que la crainte c’est « le silence de la préfecture » et qu’il faudrait le rapporter « à Darmanin, que tous les soirs j’ai pleuré ». Ils évoquent un amour qui passe simplement par le respect de la personne – « M’aimer, c’est déjà dormir un peu. C’est ne plus entendre le bruit des clés. C’est ouvrir sa propre porte. C’est choisir quand entrer et sortir […] C’est ne plus être un numéro. C’est marcher en bord de mer. C’est être libre sur l’horaire. C’est avoir un espace à soi. »

Dans ce spectacle mené avec tous les artifices du « grand » spectacle, ces comédiennes et comédiens d’occasion, qui font montre pour nombre d'entre eux d'un certain talent, jouent avec des professionnels ou autour d’un acrobate qui incarne celui qui s’évade pour on ne sait où. Mais au-delà, ce sont leurs paroles qu'on écoute. Elles composent une symphonie où chacun joue sa partition. Le spectateur reçoit en pleine tête cette parole brute en même temps que passée au filtre de l’expression pour les autres mise en forme par la littérature. Pour sûr, elle va droit au cœur.

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Phot. © Théâtre du Châtelet - DR

Krush

S Conception et mise en scène Olivier Fredj S Piano et direction musicale Shani Diluka S Musique électronique Matias Aguayo S Trio de percussions SR9 Paul Changarnier, Nicolas Cousin, Alexandre Esperet S Assistant mise en scène Arthur Hauvette S Création lumières Nathalie Perrier S Stagiaire aux lumières Audrey Caume S Décors Thomas Lauret S Avec la complicité pour les costumes de Frédéric Llinares S Pianiste répétitrice Ernestine Bluteau S Comédiens Emma FC, Jacques Mazeran S Acrobate Edouard Gameiro S Avec les participants/comédiens du Paradox Palace Alphonse, Hadyl Amar, Nadir Chebila, Frédéric Guiri, Hosman Chelgoui alias Haiss, Jeno, Khalid, Mara, Pazzo S Avec les élèves du Studio JLMB Jelena Arrouas, Evan Mellah, Romain Recoura, Baptiste Thérond, Capucine Vaissettes S Avec les participantes de la Maison Perchée Houda Chaouih, Fiona Fradet, Lison Legall-Menphée, Morgane, Camille Quandalle S Avec la participation exceptionnelle du Samusocial Popincourt Fatoumata Coulibaly, Nacera Guidoum, Valérie Holecek, Mizata Karaboué, Mavin Ouattara, Vicky Rekian S Et des résidents de l’Ehpad Huguette Valsecchi Mmes Chantal Demeulenare, Elkine, Odile Enard, Eliane Marti, Marie-Thérèse Natta, Tachon et M. Raoul Gauthe S Et le chien Oka S Direction des ateliers d’écriture Yann Apperry, Sylvie Ballul, Donatien Chateigner, Loïc Froissart, Célia Houdart, Judith Perrignon S Les ateliers d’écriture se sont déroulés au Samusocial Popincourt, à l’ehpad Huguette Valsecchi, à l’école primaire Jeanne d’Arc et à la Maison Perchée S Suivi et accompagnement par Salomé Joly, Delphine Régnier, Sippa Dioum, Géraldine Caumont S Bénévole Zoé Lepetitdidier S Krush porte les écrits d’une correspondance aléatoire ouverte à toutes les parties prenantes du projet et assemblée avec les personnes détenues en milieu ouvert du centre pénitentiaire d’Aix-Luynes et qui sera reprise en voix avec les personnes détenues du SAS de Noisy-le-Grand Grand et à Aix en Provence S Musique. Préludes et autres pièces pour clavier de Jean Sebastien Bach et de Carl Philipp Emanuel Bach, chanson d'Herman par Simon Martineau et Les Alphabètes S En partenariat avec le Studio JMLB, le Samusocial de Paris, l’Ehpad Huguette Valsecchi, l’école primaire Jeanne d’Arc, la Maison Perchée, le centre pénitentiaire d’Aix-Luynes/SPIP13 et le SAS du centre pénitentiaire de Noisy-le-Grand/SPIP93 S Avec le soutien de la Ville de Paris, du ministère de la Justice, Accor Heartist Solidarity, le Conseil National des Barreaux, Fondation La Poste, Fondation Meyer, Humanités Digital et Numérique et le Barreau de Paris Solidarité et l’accompagnement de la Fondation Claude Pompidou et de ses bénévoles S Paradox Palace remercie l'ensemble de ses donateurs S Durée 1h45 (sans entracte)

Les jeudi 19 septembre à 20h et dimanche 22 à 15h
Théâtre du Châtelet – Place du Châtelet, 75001 Paris https://chatelet.com

Sur Flouz, voir l’article de Mireille Davidovici : http://www.arts-chipels.fr/2023/09/flouz-en-avoir-ou-pas.html

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