18 Septembre 2024
Du roman-fleuve d’Honoré de Balzac, Pauline Bayle a retenu, sans fioritures, ce qui en forme l’os : les mésaventures de Lucien de Rubempré, pris, dans sa naïveté, au piège d’une société impitoyable.
Le cycle de la Comédie humaine balzacienne, qui constitue une véritable fresque, une « histoire naturelle » de la société des années 1830-1850, est une œuvre monumentale, pensée par l’auteur pour mettre en lumière la complexité des êtres et la profonde immoralité de la mécanique sociale de son époque. Sans cesse réécrite, amendée, corrigée, elle introduit un lien organique entre les différentes œuvres, liées entre elles par la réapparition de certains personnages. Illusions perdues occupe une place à part dans ce cycle tant l’implication personnelle de l’auteur y est présente.
Le roman suit les tribulations d’un jeune poète provincial, Lucien Chardon, devenu Lucien de Rubempré en adoptant le nom de sa mère, d’origine noble, pour se faire reconnaître de la bonne société parisienne. On y découvre ses déboires amoureux comme ses insuccès poétiques et sa transformation en chroniqueur pour des feuilles à scandale qui font florès en cette époque de développement massif de la presse. Là encore, et de compromission en compromission, il essuiera le rejet et l’opprobre d’une société avide de brûler ce qu’elle a encensé.
Une adaptation ramenée à l’essentiel
Pour les amateurs de la littérature balzacienne, ramener le roman à ce qui se passe – ce qui est très habilement fait par Pauline Bayle – tient du crève-cœur. L’œil quasi cinématographique que porte Balzac sur la société de son temps, s’attardant sur un détail de décor révélateur d’un monde, faisant d’une expression sur un visage un miroir de l’âme, campant ses personnages à travers la description minutieuse, quasi obsessionnelle, de leur environnement, est, de par le choix même d’une adaptation théâtrale, absent. Pauline Bayle dégage cependant, à travers des situations dialoguées ponctuées par la narration les thèmes essentiels de l’œuvre.
Une mise en espace qui impose une « actualité »
C’est sous une forme quadri-frontale que la metteuse en scène et adaptatrice choisit de traiter, en seulement deux heures trente, ce roman de huit cents pages, installant ainsi les spectateurs de plain-pied avec le roman et au même niveau que les spectateurs du XIXe siècle. Ce qui se joue devant nos yeux nous concerne directement et les comédiennes et comédiens qui portent chacune et chacun une multitude de rôles les endossent comme le costume disposé à vue dont iels s’emparent. De la même manière, le choix d’une comédienne pour jouer Lucien de Rubempré s’inscrit dans les propositions théâtrales actuelles, qui conçoivent les rôles indépendamment des sexes et de la couleur de peau. L’histoire racontée dans cette arène où se font et se défont les réputations, où l’on s’assassine joyeusement verbalement pour tuer l’ennui est l’aire cruelle d’un cirque où l’on offre « du pain et des jeux » pour le peuple.
Des thèmes qui nous parlent de Balzac autant que d’aujourd’hui
On retrouve le jeune homme d’origine provinciale qui décide de faire carrière d’écrivain dans la capitale et loge dans une mansarde où il ne cesse de se battre pour sa survie immédiate. On voit se dessiner sa carrière avortée au théâtre avant qu’il ne s’engage dans le domaine du roman et la pièce offre un vibrant plaidoyer sur la modernité du genre littéraire qu’il constitue. Dans le personnage de la sœur de Lucien se retrouve l’affection qui lie Balzac avec sa propre sœur. Quant au projet de créer de créer une imprimerie, il fit partie des chimères caressées par l'auteur. Enfin le chroniqueur cynique et amoral que devient Lucien fait écho à la participation de Balzac à des « cochonneries littéraires » qu’il publie sous pseudonyme.
Le caractère autobiographique qui s’esquisse dans l’œuvre va de pair avec une analyse sans concession des travers d’une société où le qu'en-dira-t-on, alimenté par une certaine presse, inaugure une société de « communication » qui connaît aujourd'hui une grande actualité. Dans cette presse à scandale qui fait et défait les réputations et manipule l’opinion, où les petits services entre amis se payent au prix de compromissions crasseuses, où la course à la nouveauté est un passage obligé et où le héros d’un jour est stigmatisé le lendemain, comment ne pas établir un parallèle avec la société d’aujourd’hui, ses rumeurs et ses fake news, sa gestion de l’« événement » ?
Une mise en scène efficace, sur le ton de la farce
C’est dans la distance, prise en charge par les actrices et les acteurs, que s’élabore le récit, sous la forme d’une farce cruelle où les personnages se lancent avec férocité leurs vérités à la figure et où la tromperie prend des allures légères. Et cela, même au moment où Lucien, au fond du trou, est tenté par le suicide, avec l’arrivée d’un providentiel Vautrin-abbé Herrera-Jacques Collin qui surgit, comme une cerise sur le gâteau, pour l’en dissuader et lui promettre de nouvelles aventures. C’est dans la ronde incessante des personnages, dans la succession rapide des séquences, dans le caractère volontairement simplifié et simplificateur que s’installe le mouvement de la pièce. On aurait cependant attendu un peu plus d’épaisseur et de présence théâtrale de la comédienne qui incarne Lucien qui, pour n’en être pas moins fétu balloté par une société qui en fait son jouet, aurait gagné davantage à voir son personnage s’imposer.
Balzac est un auteur passionnant qu’on met souvent trop tôt en de jeunes mains. Sa mise en théâtre, qui en dégage la modernité version zapping, devrait offrir une première marche pour appréhender cette œuvre titanesque qui nous tend un miroir.
Illusions perdues d’après Honoré de Balzac
S Adaptation et mise en scène Pauline Bayle S Avec Manon Chircen (Madame de Bargeton, Fulgence Ridal, Raoul Nathan, Finot, Narrateur), Zoé Fauconnet (Eve, Madame d’Espard, Coralie, Michel Chrestien, Félicien Vernou, Narrateur), Anissa Feriel (Lucien), Frédéric Lapinsonnière (Monsieur de Saintot, Daniel d’Arthez, Dauriat, Canalis, Hector Merlin), Adrien Rouyard (Étienne Lousteau, Camusot, Narrateur), Najda Bourgeois (Vautrin) S Scénographie Pauline Bayle, Fanny Laplane S Lumières Pascal Noël S Costumes Pétronille Salomé S Musique Julien Lemonnier S Assistante à la mise en scène Isabelle Antoine S Assistante à la mise en scène en tournée Audrey Gendre S Régie générale, lumière Jérôme Delporte, David Olszewski S Régie plateau Lucas Frankias, Jean-Baptiste S Régie son Tom Vanacker S Production Compagnie À Tire-d’aile S Production déléguée en tournée Théâtre Public de Montreuil - Centre dramatique national S Coproduction Scène nationale d’Albi, TANDEM Scène nationale, Espace 1789, scène conventionnée, Saint-Ouen, MC2 Grenoble, Théâtre de la Bastille, La Coursive Scène Nationale La Rochelle, Théâtre La passerelle – Scène Nationale de Gap et des Alpes du Sud, Châteauvallon scène nationale, Théâtre de Chartres S Avec le soutien du ministère de la Culture - DRAC Île-de-France, de la Région Île-de-France, du Département de la Seine-Saint-Denis, de l’ADAMI et du CENTQUATRE-PARIS S Aide à la reprise Théâtre le Rayon Vert, Scène conventionnée d’intérêt national Art et Territoire Création le 9 janvier 2020 à la Scène nationale d’Albi S Illusions perdues a reçu le Grand Prix du Syndicat de la Critique en 2022 S Remerciements Clément Camar-Mercier, Géraldine Chaillou, Viktoria Kozlova, Loïc Renard, Victor Rodenbach, Victor Roussel, Julius Tessarech S Durée 2h30 (sans entracte)
Du 7 septembre au 6 octobre 2024, du mar. au ven. à 20h, sam. à 18h, dim. à 16h
Théâtre de l’Atelier - 1 place Charles Dullin - Paris 18e
billetterie@theatre-atelier.com
TOURNÉE
16 – 17 octobre 2024 Forum Meyrin, Genève
14 novembre 2024 L’Entracte, Sablé-sur-Sarthe
28 – 29 novembre 2024 Théâtre d’Auxerre, scène conventionnée d'intérêt national
10 décembre 2024 Théâtre de Cusset, scène conventionnée d’intérêt national « Art et Création »
21 janvier 2025 DSN-Dieppe Scène nationale