7 Juillet 2024
Dans une démarche « folk » exempte de tout folklore, à la croisée des traditions et des musiques d’aujourd’hui, le conteur-chanteur Yannick Jaulin et le Projet Saint Rock ouvrent, avec bonheur et talent, la porte qui sépare passé et présent, mémoire patrimoniale, langues régionales et monde contemporain.
C’est en une fin de jour ensoleillée, à la périphérie du bourg de Saint-Jean-de-Monts, que se déroule une manifestation culturelle qui associe rencontres et création. Elle s’enracine dans la question de la survie des langues régionales sur le territoire national mais avec une ampleur qui en déborde les frontières. Première étape d’une tournée initiée par Yannick Jaulin et le Projet Saint Rock, elle se déroule durant le mois de juillet 2024, dans les départements de Vendée, des Deux-Sèvres et de Charente-Maritime, souvent en milieu rural ou semi-rural. Sa particularité : proposer un trait d’union entre agriculture et culture, un spectacle mêlant conte, musique et poésie, cheminant au rythme lent d’un tracteur flambant neuf prêté par un sponsor. Il tracte le plateau où se déroulera le spectacle et s’installe, chaque jour, dans un lieu différent. Trois temps structurent l’événement : un débat sur le thème du patrimoine culturel et de la manière d’échapper au conservatoire muséal pour le rendre vivant ; un repas, qui inscrit l’événement dans la convivialité et permet de prolonger la discussion ; un concert qui pose une relation en acte entre création et héritage.
Des langues régionales en péril
La tournée s’inscrit dans le contexte particulier de la disparition progressive des langues régionales sur le territoire français. Considérées comme un signe d’infériorité, boudées par une jeunesse qui se veut « moderne », elles voient progressivement s’éteindre le nombre de locuteurs capables de les transmettre et de les pratiquer. Leur mise à l’écart remonte à plus de trois siècles. Pour combattre la mainmise de la noblesse et affranchir les populations de la tutelle monarchique, la Révolution française avait érigé en principe « Une nation, une langue », signant, d’une certaine manière, une mise à mort programmée des langues régionales. La mise en place de l’école républicaine à la fin du XIXe siècle l'avait renforcée. « Il est interdit de cracher par terre et de parler patois » placardaient les écoles et la mémoire populaire conserve encore le souvenir des châtiments qu’on essuyait à parler « patois ». La réhabilitation des langues régionales aujourd’hui entamée peine cependant à enrayer un mouvement presque irréversible. C’est dans ce contexte et avec une volonté militante que Yannick Jaulin évolue, en défendant un principe de création en prise avec le monde d’aujourd’hui.
Une tournée « mondiale locale »
D’emblée, la définition de « mondiale locale » donnée à la tournée fournit l’éclairage. Déjà, en 1990, Yannick Jaulin et les habitants d’un petit village du Gâtinais, Pougne-Hérisson, avaient décidé de revivifier le village et d’en faire le Nombril du Monde en mêlant artistes et habitants et en créant un « Jardin des Histoires » dédié au conte où poésie et brins de folie se donnaient la réplique pour mettre en avant la parole vivante, où jardiner la langue, pour reprendre Du Bellay, était aussi lui rendre toute la saveur née de la diversité de ses sources et d’un « terroir » par trop décrié. Avec la tournée « mondiale locale » du Tracteur Tour, les particularismes locaux entrent en résonance avec le monde, les spécificités culturelles qui caractérisent chaque région s’articulent ensemble et se revivifient au contact de la création sans ignorer la nature hybride du présent, composé d’une mosaïque bigarrée d’apports. Une manière d’affirmer leur vitalité et de privilégier la vie face à un folklore figé et vide de sens pour touristes en mal de distractions et d’exotisme.
Un patrimoine culturel vivant.
C’est dans un lieu emblématique, une vieille ferme – la dernière encore présente dans le petit bourg de Saint-Jean-de-Monts – que démarre le Tracteur Tour. Un lieu qu’occupe l’Office pour le Patrimoine Culturel Immatériel. Cette association, accréditée par l’Unesco en tant qu’ONG, œuvre à la sauvegarde et à la valorisation du patrimoine vivant. Installée en pays « maraîchin » où se pratique encore, quoique de moins en moins, une langue spécifique dérivée de la langue d’oïl, l’association a développé des pôles d’activité qui vont de la gestion d’un centre de documentation et d’archives ethnographiques à des activités de recherche mais aussi d’ingénierie culturelle et de création d’événements d’ordre culturel patrimonial. Elle a établi des collaborations avec les Pays de Loire voisins, mais aussi avec la Bretagne, les Flandres et la Haute-Savoie. Ses ateliers en danse, musique et cinéma, ses interventions en milieu scolaire, les concerts qu’elle organise complètent les activités de l’écomusée du Daviaud. Elle offre aussi une plateforme d’accueil à d’autres initiatives ethnographiques. Avec ses 2 400 heures de films, ses près de 10 000 heures d’enregistrements, son importante bibliothèque stockée dans des granges, l’association constitue un pôle de ressources pour la recherche. Une base de données mutualisée, constituée par des associations, des universitaires, des entreprises ou des collectivités, le RADdO (Réseau d’Archives et de Documentation de l’Oralité), en est l'émanation, disponible sur internet.
Une confrontation pour lutter contre la disparition
Les échanges qui ouvrent la manifestation tripartite du Tracteur Tour sont riches. On y traite aussi bien de la disparition du nom des parcelles, remplacé par un numéro, qui engendre un appauvrissement de la langue, que de celle du vocabulaire spécifique à la région ou des noms de plantes qui prospèrent dans les 60 000 hectares du marais. Le rapport à l’« étranger » qui vit dans le village d’à côté est évoqué. On aborde la question des différences existant d’un village à l’autre, qui, au-delà des querelles de clocher, n'empêche pas le vivre ensemble. On y débat des moyens d’échapper à l’image qui s’attache aux régionalismes, celle d’une société confite dans le passé. La nécessité de toucher le public des 0-30 ans est au centre des discussions. On parle rôle de l’école, mais aussi formules plus modernes comme la battle pour s’adresser aux jeunes. « Si vous transmettez pas le p’tit qu’vous avez, vous êtes criminel », énonce Yannick Jaulin qui mêle français et langue maraîchine, tandis que certains, dans l’assemblée, poussent le conte en musique ou l’histoire égrillarde avec bonne humeur.
Quand régionalisme ne rime pas nécessairement avec traditionalisme
Le point d’orgue, c’est évidemment le spectacle, « pour faire sonner ma satanée langue », revendique Yannick Jaulin. Il dérive sur des histoires déjà connues tel le Corbeau et le Renard qui prend tout à coup, dans les broderies langagières locales, une saveur plus forte et un ancrage dans la réalité plus authentique, mais le chanteur-conteur évoque tout aussi bien les 6 000 langues aujourd’hui en danger de mort. Le discours se teinte d’aspects libertaires à travers des plaisanteries joyeuses ; il joue sur les mots faëte (fête) et fight, épilogue avec humour sur l’absence du « je » et du « nous » en langue maraîchine, remplacés par un « y » dont la valeur collective n’est pas innocente. La mogette, ce haricot typique du pays, vient se mêler aux mégabassines et aux suicides de paysans. Les langues se mélangent, affaire de mots qui ne veulent pas mourir. Musique traditionnelle, techno, blues et rock se mâtinent et s’hybrident, portés par des musiciens excellents. Rage et mélancolie vont de pair avec tendresse et poésie. Saint Roch, qu’on invoquait pour guérir de la peste, ce patron des vagabonds, hommes aux semelles de vent parfois, des maçons et des carriers, devient Saint Rock et fait naître un rock de résistance, pour dire à ceux qui ne peuvent pas dire non, à ceux qui restent à la porte de leur vie, à ceux qui cherchent en vain un refuge, qu’il faudrait « donner de l’air à la Terre » tout en restant lucide. « Créer, s'exclure. Quel créateur ne meurt pas désespéré ? », écrit René Char dans Impressions anciennes, dont Yannick Jaulin reprend un noir extrait. « Mais est-on désespéré si l'on est déchiré ? Peut-être pas », conclut le poète.
Le Tracteur Tour https://tracteur-tour.fr/
S Une tournée mondiale locale autour du patrimoine culturel immatériel, suivie du concert de Yannick Jaulin et le Projet Saint Rock S Avec Régis Boulard (batterie), Pascal Ferrari (guitare), Yannick Jaulin (chant), Nicolas Méheust (claviers et accordéon) S Régie lumière et régie tournée Fabien Massé S Régie son Laurent Dahyot S Production Le Beau Monde ? Cie Yannick Jaulin S Coproductions CPPC (Rennes), Théâtre de Gascogne (Mont-de-Marsan), La Balise (Pays de Saint-Gilles-Croix-de-Vie)
Déroulement des soirées 🎙 18h30 Scène ouverte autour du patrimoine immatériel organisée par l’association ou le collectif autour des traditions orales, de l’artisanat traditionnel, ou autres. 🍴 19h30 Repas partagé 🎸 20h30 Concert de Jaulin et le Projet Saint Rock
Du 4 au 24 juillet 2024 en Vendée, Deux-Sèvres, Vienne, Charente-Maritime
4 juillet – Saint-Jean-de-Monts (85)
5juillet – Aubigny (85)
6 juillet – Commequiers (85)
9 juillet – La Flocellière / Sèvremont (85)
11 juillet – Le Pin (79)
12 juillet – Boussais (79)
13 juillet – Sainte-Radegonde (86)
17 juillet – Anché (86)
18 juillet – Fressines (79)
19 juillet – Vouillé-les-Marais (85)
20 juillet – à venir
21 juillet – Saint-Hilaire-la-Palud (79)
22 juillet – Saint-Saturnin-du-Bois (17)
24 juillet – Mornac-sur-Seudre (17)
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