16 Juin 2024
Dans cette mise en scène ramenée à l’os, Marina Hands trouve le ton juste pour interroger, à partir du texte de Pirandello, la fonction du théâtre et son rapport à la réalité.
Le procédé du théâtre dans le théâtre n’est pas neuf. Admirablement servi par Corneille dans l’Illusion comique, cheminant en sous-texte comme une permanence à des degrés divers dans le théâtre de Shakespeare où le monde est un théâtre que le théâtre interpelle, l’interrogation sur la frontière entre la réalité et l’illusion, le théâtre et la vie n’est pas neuve. Mais avec Six personnages en quête d’auteur, Luigi Pirandello brouille encore davantage les cartes en partant d’un théâtre dans lequel la réalité du théâtre s’invite sans y avoir été conviée.
Une pièce sans « ressort » dramatique
C’est dans le cadre d’une répétition, d’un inachèvement, d’une parenthèse inaboutie que se place la pièce de Pirandello. Des comédiens sont réunis sous l’autorité d’un directeur-metteur en scène pour répéter une pièce dont, à l’évidence, ils ne savent pas par quel bout la prendre. C’est alors que surgit une famille – la mère, le père, la belle-fille, le fils ainsi qu’un adolescent et une fillette mutiques –, qui prend possession des lieux et se saisit de l’attention. Eux, ils ne sont pas réels bien qu’ils apparaissent en chair et en os. Ils sont des personnages à la recherche d’un auteur pour raconter leur histoire. Et leur histoire, elle, est fichtrement réelle. Importuns, opiniâtres, ils imposent leur présence afin que, de guerre lasse, le metteur en scène et les comédiens acceptent de la prendre en charge et de jouer leur drame. Mais ils se montrent insatisfaits de l’interprétation que les acteurs font de leurs personnages. Entre réalité et fiction, ça se frictionne et ça s’embrouille d’autant plus que les personnages décident d’incarner au théâtre leurs propres personnages. Dès lors, faire la part entre le réel et l’imaginaire devient mission impossible… Le serpent se mord la queue et démêler l’affaire est inenvisageable.
Un pavé dans la mare théâtrale de l’époque
La pièce est représentée pour la première fois le 9 mai 1921. Dans le paysage théâtral de l’époque, l’œuvre détonne par la liberté, la fantaisie qu’elle introduit avec sa proposition qui fait fi de la division en scènes et actes et par l’absence d’« action » que constitue les Six personnages qui apparaissent comme une parenthèse au milieu de rien, une répétition qui est en soi esquisse, dans un lieu sans décor apprêté pour produire de l’illusion, pour transmettre de la « magie ». L’auteur n’épargne personne dans le portrait impitoyable qu’il dresse de ses personnages et le dialogue plein d’acrimonie désespérée mâtinée d’humour féroce qu’il crée s’apparente plus à la confrontation d’idées qu’au théâtre. Sifflée et chahutée à Rome, encensée à Milan, jouée à New York et à Paris, la pièce fait débat par sa nouveauté. Elle est aujourd’hui un monument du théâtre.
Une pièce qui interroge la vie de son auteur
Lorsqu’il aborde le théâtre, Pirandello a dépassé la cinquantaine. C’est un homme mûr, passé par de nombreuses vicissitudes. Son univers familial est assombri par la folie de sa femme, paranoïaque, et par une situation économique problématique – rejeton d’une famille bourgeoise, il a été ruiné par la faillite de l’entreprise paternelle – que seule sa réussite littéraire lui a permis de surmonter. Sa vie est un drame dont il ne peut s’échapper que par la fiction qu’il crée. La création est un refuge, le rêve une nécessité pour transcender une réalité qui le rattrape sans cesse. Un monde d’apparences plus réel que cette réalité qu’il fuit.
Une pièce qui questionne avant tout le théâtre
C’est sur un plateau de théâtre – une salle de répétition – que se déroule la pièce. Non le lieu où l’on représente le simulacre illusionniste qu’est la pièce, mais le lieu vrai où se fabrique l’illusion qui donne l’illusion de la vraie vie. Un espace nu « où l’on joue à jouer » comme Pirandello définit le plateau, mais bi-frontal, cerné par un public inexistant aux yeux des acteurs mais tout de même présent. Les comédiens se déplacent dans la salle mais les personnages n’ont que faire du public, occupés qu’ils sont à régler leurs problèmes de réalité. Car la question du « vrai » est au cœur de la pièce, et avec elle celle de la fonction du théâtre. Dans le monde d’apparences où être et paraître se confondent, ne pas être représenté est synonyme de mort, tout comme ne pas créer. Si les acteurs ne peuvent ou ne savent plus représenter la vraie vie, se glisser dedans, ils ne sont plus qu’une enveloppe pleine d’air dans un monde qui tourne à vide et ne recouvre que le néant.
Un magnifique hommage à l’art du simulacre
Dans cette arène où se mettent en scène des vies – l’aventure des comédiens et de leur directeur qui doivent aller au bout de leur démarche de création, celle des personnages qui exposent des drames qui ressemblent à s’y méprendre à ceux de la vraie vie – les comédiens s’engagent à fond dans des rôles sapés à la base. En directeur d’acteurs las de ne pas obtenir ce qu’il recherche, Guillaume Galienne fait merveille. Thierry Hancisse, Clotilde de Bayser et Adeline d’Hermy, épatants, forment une famille de notre temps en prise avec les angoisses d’une survie impossible tandis que Claire de la Rüe du Can et Nicolas Choupin, qui jouent les acteurs, s’emploient avec bonheur à être mauvais. La traduction de Fabrice Melquiot, de son côté, dépoussière le dialogue pour le replacer ici et maintenant. On savoure cette joute oratoire dynamique et brillante qui fait reposer le spectacle sur les acteurs et met en avant le théâtre « pauvre » cher à Copeau qui occupa le Vieux-Colombier où se joue la pièce, mais aussi à Peter Brook qui savait avec deux bâtons et un tapis réinventer le monde. Et s’il n’est pas sûr qu’un jour, ces « six personnages en quête d’auteur » trouvent chaussure à leur pied, le plaisir qu’on éprouve à les voir se débattre et débattre contient tout le théâtre.
Six personnages en quête d’auteur d'après Luigi Pirandello
S Traduction Fabrice Melquiot S Adaptation Fabrice Melquiot et Marina Hands S Mise en scène Marina Hands S Avec Thierry Hancisse (le Père), Coraly Zahonero (l’Assistante), Clotilde de Bayser (la Mère), Guillaume Gallienne (le Metteur en scène), Adeline d’Hermy (la Belle-Fille), Claire de La Rüe du Can (l’Actrice), Nicolas Chupin (l’Acteur), Adrien Simion (le Fils), Siméon Ruf (l’Adolescent) et, en, alternance, Margot Desforges, Manon Dujardin, Cléophée Petiot (la Petite Fille) S Scénographie Chloé Bellemère S Costumes Bethsabée Dreyfus S Lumière Bertrand Couderc S Son Jean-Luc Ristord S Collaboration artistique Anne Suarez S La traduction-adaptation, publiée par L’Arche en juin 2024 a été commandée par la Comédie-Française à Fabrice Melquiot pour être présentée dans une mise en scène et une coadaptation de Marina Hands S Durée 2h
Du 5 juin au 7 juillet 2024 à 20h30
Comédie-Francaise, Théâtre du Vieux-Colombier – 21, rue du Vieux-Colombier, 75006 Paris
Rés. 01 44 58 15 15 https://comedie-francaise.fr