16 Juin 2024
Pierre Barouh est passé à la postérité avec Un homme et une femme de Claude Lelouch. C’est oublier le chanteur, auteur, acteur et réalisateur qu’il fut aussi. Saravah, Son premier film, laissé à l’état brut dans les années 1970, sort aujourd’hui en salles. L’occasion de découvrir, avec sa passion pour le Brésil, ce que représenta la samba durant les années de la dictature au Brésil, qui s’exerça de 1964 à 1985.
C’est un jeune homme de vingt-cinq ans, passionné par la bossa-nova, qui débarque en 1959 sur le sol brésilien en espérant rencontrer les maîtres cariocas João Gilberto, Tom Jobim, Vinicius de Moraes, Baden Powell dont il adapte les chansons en français quelques années plus tard. Le Brésil vit à l’époque un âge d’or, poussé par le développement économique d’après-guerre, et la musique populaire participe de ce mouvement qui promet une société moderne et fraternelle. Le coup d’État militaire de 1964 stoppe net le « rêve brésilien » et la musique en subit le contrecoup. La samba entre, d’une certaine manière, dans la résistance, et avec elle ses racines africaines. En Europe en revanche, le Brésil a le vent en poupe et Pierre Barouh s’en fait le héraut. Sa version de Samba da Bênção qui devient Samba Saravah, intégrée dans le script d’Un homme et une femme (1966), rencontre le succès. Pierre Barouh retourne alors au Brésil pour tourner en 1969, avec ses amis musiciens, Saravah.
Saravah, un vocable lourd de significations
« Saravah » est un terme lourd de sens. S’il signifie, de manière usuelle, « bonne chance », il puise ses racines dans le yoruba, une langue d’Afrique de l’Ouest. « Force qui anime la nature », « Saravá » fusionne ensuite avec « salvar », un mot portugais qui signifie « sauver ». Manière d’invoquer les divinités et de s’attirer leurs faveurs, il est aussi l’interjection joyeuse avec laquelle s’expriment l’enthousiasme et l’énergie des participants au carnaval de Rio. Il souligne l’importance de la communauté et de son unité. Ce terme, Pierre Barouh l’utilisera pour nommer son label de production de disques et son studio, où se rencontreront des artistes tels que Jacques Higelin, Steve Lacy, Jean-Roger Caussimon, Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, Barney Wilen, Nana Vasconcelos ou encore Pierre Akendengue. Mais, plus profondément, « saravah » reste relié aux croyances afro-brésiliennes que sont la macumba et le candomblé, qui inspirent toute la musique populaire de cette époque.
Entre jazz, samba et bossa-nova, un retour aux sources
À l’hiver 1969, Pierre Barouh retrouve son ami Baden Powell à Rio de Janeiro. Ensemble, ils parcourent la Baie à la rencontre des pères de la samba, João da Baiana, Pixinguinha et de leurs disciples, Maria Bethania, Paulinho da Viola, afin de témoigner de la vitalité de la culture carioca sous l’étau de la dictature militaire. La samba puise sa force dans l’héritage africain, qu’elle revendique dans un pays où les différences entre « noirs » et « blancs » restent vives. Donner de la valeur aux traditions d’une culture noire revient à se rattacher à une culture qui fut celle des esclaves. La samba, rythme populaire par excellence, devient une affirmation masquée d’opposition au pouvoir en place. C’est ce qu’expriment, guitare à la main ou en reprenant à plusieurs les chansons que tous connaissent, les musiciens et musiciennes présents aux table conviviales qui les rassemblent tandis que les « anciens », sanglés dans leurs costumes de cérémonie et les souliers vernis ou les guêtres aux pieds, poussent la mélodie en battant la mesure.
Quand musique et croyances populaires se mélangent
La musique n’est pas qu’expression d’une forme de « résistance » populaire. Elle plonge ses racines dans les croyances propres à la société afro-brésilienne, très vivaces, que sont la macumba et le candomblé, marqués par la persistance des mythes africains dans le contexte religieux du Brésil. Sous le terme de « macumba », qui désignait à l’origine le lieu où les esclaves célébraient leur culte, sont regroupées différentes traditions qui reposent sur des possessions rituelles par les orixas (ou dieux). À cause de la tyrannie que les Portugais exercèrent sur les esclaves, l’habitude fut prise de déguiser ces divinités sous des noms de saints. Le rite, son lieu et sa pratique sont regroupés à Rio sous cette même appellation.
Le candomblé, quant à lui, résulte d’un syncrétisme entre le catholicisme, les rites indigènes et les croyances africaines. C’est ainsi que Jésus-Christ devient Oxalá, dieu de la créativité et fils de la divinité suprême Olorum, mais le candomblé honore aussi de nombreuses divinités associées à la nature (eau, feu, éclair, forêt, etc.). Dans la seule ville de Salvador de Bahia on dénombre plus de 2 230 maisons de candomblé et celui-ci est devenu partie intégrante de la culture brésilienne. Sous la dictature, jusqu’en 1984, cette religion aux formes diversifiées fut combattue par le gouvernement. Dans le film, les références à ces croyances forment avec la musique un tout inséparable comme un même acte de résistance.
Un tournage mouvementé pour une première expérience cinématographique
C’est d’ailleurs pour tourner un documentaire sur la macumba et le candomblé que le cinéaste Pierre Kast engage une équipe réduite, tournant en 16 mm, pour filmer les cérémonies, qui se déroulent le vendredi soir. Le temps restant, il envisage de le laisser à Pierre Barouh pour mener à bien son projet de film documentaire sur la samba avec, entre autres, Baden Powell, Vinicius de Moraes et Maria Bethânia. Celui-ci disposerait de l’équipe pendant une dizaine de jours. Mais les choses ne se déroulent pas comme prévu car Pierre Kast ne peut tourner comme il en avait l’intention : si les personnes qu’il prévoit de filmer sont payées d’avance, elles ne viennent pas au rendez-vous. Le cinéaste écourte donc son séjour mais laisse trois jours à Pierre Barouh pour tourner son film. C’est donc avec un sentiment d’urgence et dans une forme limitée par le temps que celui-ci réalise ces images. Si l’on ajoute que ce film est la première réalisation cinématographique de Pierre Barouh, on a l’aune avec laquelle il faut mesurer le projet. Le film forme un ensemble chaleureux, un peu fouillis, un peu « bricolé » mais infiniment sympathique qui enchantera les amateurs de musique brésilienne. Parce qu’on ressent l’amitié qui lie ces musiciens entre eux et les rapproche de Pierre Barouh ; parce que la communauté qu’ils forment est unie par la musique qui transpire dans chaque plan du film ; parce qu’enfin il comporte le témoignage rare de musiciens aujourd’hui disparus mais qui ont compté dans l’histoire de la samba.
Saravah. 1969 - restauration 4K | couleur | VO Portugais st FR | France | Documentaire | 1h
Sortie en salles le 10 juillet 2024
S Un film de Pierre Barouh S Réalisation Pierre Barouh S Avec Pierre Barouh, Baden Powell, João da Baiana, Pixinguinha, Maria Bethânia, Marcia, Paulinho da Viola S Avec la collaboration de AWA Films et Pierre Kast S Production Les éditions Saravah S Images Yann Le Masson S Son Jean-Claude Leaureux S Montage Suzanne Baron S Distribution Arizona Distribution