Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Les Paravents. Un rêve de l’escalier dans un bal des masques et du cérémonial. L’ascension du vide des apparences.

Phot. © Philippe Chancel

Phot. © Philippe Chancel

Peut-on rester fidèle à une œuvre en en détournant les didascalies ? C’est le pari – réussi – d’Arthur Nauzyciel avec cette pièce hors norme de Genet dont la galerie de personnages fit couler beaucoup d’encre et provoqua le scandale.

C’est un immense escalier que dévoilent les lumières qui s’allument. Une montée vers des cieux vides comportant trois paliers, comme les estrades que Genet imaginait pour ses personnages dans les didascalies d’origine des Paravents. C’est à son sommet qu’apparaissent les personnages qui vont peupler la pièce de celui que Jean-Paul Sartre qualifia de « Saint Genet, comédien et martyr ». Une pièce étrange, touffue, baroque, en seize tableaux où défilent pas moins de cent dix personnages. Une fugue dont les motifs apparaissent puis disparaissent avant de revenir plus loin, pour des personnages irrémédiablement condamnés qui viennent sur le devant de la scène, comme des gladiateurs, saluer avant de mourir. Des figures outrageusement fardées, des marionnettes d’un théâtre des ombres où même les vivants sont déjà morts, consumés dans une vie d’apparences, de compromissions et de trahisons qui ne trompent personne.

Phot. © Philippe Chancel

Phot. © Philippe Chancel

Une galerie de personnages emblématiques et provocants

La pièce se déroule quelque part au sud de la Méditerranée, dans un pays « arabe ». Si son contenu fait immédiatement penser à l’Algérie, en pleine guerre d’indépendance lorsque Genet écrit les Paravents, les rares noms de localités qui apparaissent dans le spectacle renvoient au Liban ou au Maroc. Des groupes de personnages, éminemment symboliques, la peuplent et vont s’y croiser, entrer en relation. On retrouve l’un des lieux d’élection de l’écrivain, le bordel et ses prostituées qui portent sur le monde un regard lucide. S’y ajoutent le groupe des « Européens » qui font leur beurre sur le dos des autochtones, les représentants de l’autorité, police ou militaire, qui font régner un ordre à géométrie variable, et ceux qui se révoltent mais ne valent pas nécessairement mieux que ceux contre qui ils le font. Et puis, il y a cette famille indigente que la pauvreté conduit à un comportement contre nature ou presque : la Mère – elle n’aura pas d’autre nom, comme pour en faire un symbole détaché du contexte – qui, du haut de ses chaussures à talon dissemblables, nargue l’autorité ; son fils Saïd, veule, traître, fuyant, dépourvu d’attraits ; sa bru, aussi moche que possible, épousée parce que c’était la seule à laquelle il pouvait prétendre. Une humanité pitoyable brandissant avec morgue sa nullité sociale.

Phot. © Philippe Chancel

Phot. © Philippe Chancel

La pièce par laquelle le scandale arriva

Écrite en 1961, en pleine guerre d’Algérie, la pièce que Jean-Louis Barrault propose à Roger Blin de monter à l’Odéon-Théâtre de France en 1966 fait scandale. La fin de la guerre d’Algérie est proche – les accords d’Évian sont signés en 1962 – avec les difficultés que l’on connaît – les attentats de l’OAS et une présence très active des mouvements nationalistes et ultranationalistes. La guerre d’Algérie a aussi laissé de profondes séquelles parmi les « anciens » combattants, militaires de carrière qui ont tour à tour encaissé les déroutes d’Indochine et d’Algérie ou appelés mobilisés durant la guerre. Aussi n’est-ce pas sans remous que la pièce est présentée. Le groupuscule d’extrême-droite Occident mène la danse. Manifestations devant le théâtre et à l’intérieur de la salle, « paras » sautant du balcon, pétards fumigènes, chaises, bouteilles et rats lancés durant les représentations provoquent pagaille et bagarre. Outré que, pour lui laisser un air du pays, des soldats français « honorent », dans le spectacle, un officier mourant par un concert de pets, le Comité de liaison des anciens combattants 1939-1945 de la France libre, d'Indochine et d'Algérie s’insurge contre cette « pièce dont le seul but est de provoquer une fois de plus tous les anciens combattants et de déverser sur l'armée française un tombereau d'immondices. Que cette pièce ait été écrite par un individu pédéraste notoire, voleur, déserteur, ancien prostitué de tous les bas-fonds d'Europe, constitue un scandale sans précédent. » Maria Casarès reçoit par la poste, à son domicile, un cercueil, et Madeleine Renaud un étron. À l’Assemblée nationale, des députés prennent le gouvernement à partie et Malraux, qui n’aime pas la pièce, la défend néanmoins avec vigueur au nom de la liberté de l’art.

Phot. © Philippe Chancel

Phot. © Philippe Chancel

Un jeu de miroirs qui ouvre sur le vide

Pourtant les Paravents, à y regarder de plus près et avec le recul du temps, n’évoquent pas à proprement parler que la guerre d’Algérie et son histoire. La pièce évoque, comme Roger Blin l’a voulu voir, plus généralement « la crapulerie des oppresseurs » tout en dénonçant « les opprimés ». Le mouvement révolutionnaire algérien, qui se construit en miroir par rapport au pouvoir colonial français, ne trouve pas davantage grâce aux yeux de Genet que les colonisateurs en tout genre. C’est à l’évocation d’un immense chaos, qui concerne tout autant les Européens que les « indigènes », qu’il nous convie, à un théâtre qui met en scène le jeu et l’illusion où les personnages se renvoient la balle dos à dos plutôt que face à face comme pour montrer l’inanité de toute forme de communication.

Les costumes sont vides, comme le pantalon de Saïd auquel s’adresse Leïla, au visage disparu sous une cagoule noire, incapable de communiquer avec son mari, ou bien ils se remplissent de la vacuité du paraître lorsqu’il est question d’avoir l’air d’en avoir dans la culotte pour l’un des Européens. Le cadeau de mariage de Leïla, enfermé dans la valise de Saïd, est inexistant. Les putains utilisent un vocabulaire guerrier et les militaires celui de la parure. Derrière les paravents se masque ou se présente une réalité trafiquée, toute de faux-semblants.

En remplaçant les paravents par un gigantesque escalier, Arthur Nauzyciel rend manifeste cette grand-peur et décadence d’un modèle de société qui ne cesse de s’effondrer sur lui-même. Chacun des personnages escalade la montagne et en dégringole parfois avant de remonter, témoignant de cette réversibilité des faces entre ces personnages qui vont mourir et les mêmes personnages qu’on reconnaît comme déjà morts même si leur cœur palpite encore. Dans ce théâtre de la décadence, au vocabulaire cru, parfois scatologique, « la guerre est une partouze » et la mort est partout.

Phot. © Philippe Chancel

Phot. © Philippe Chancel

L’Histoire en effet boomerang

Jouant de l’ambiguïté volontairement cultivée par Genet entre références historiques et célébration théâtrale, Arthur Nauzyciel ne résiste pas à insérer dans le cours du spectacle un petit rappel historique. Sur un écran, un homme de notre temps apparaît, des lettres à la main. Ce qu’il vient nous livrer, c’est le point de vue de son fils, un jeune homme des années soixante, sur ce drôle de conflit qui ne dit pas son nom de guerre mais s’habille en maintien de l’ordre. Jeune étudiant en médecine appelé sous les drapeaux, en poste à Tlemcen de 1957 à 1959, il évalue d’un œil critique la dégradation progressive de la situation, la montée de la peur et des excès. Contrepoint documentaire au motif théâtral, il tisse avec le texte une complexité nouvelle, rappelant au passage que théâtre et réalité ont à voir ici comme ailleurs, mais dans des registres différents. C’est dans le même esprit de relecture et de questionnement historique que les actrices et acteurs de la pièce joueront indifféremment des rôles de colons, d’arabes ou de militaires français, quelles que soient leurs origines.

Phot. © Philippe Chancel

Phot. © Philippe Chancel

Au jeu du langage, pièges et chausse-trapes

Dans ce jeu du dérapage permanent introduit par Genet, la langue n’est pas en reste. Car elle reste du côté des « maîtres », choisie, alerte, vive. Le non-sens lourd de signification guette en embuscade. Une femme arabe élève des enfants pour que les mouches se nourrissent des sécrétions qu’ils ont au coin des yeux. Un Européen déclare que pour sauvegarder le patrimoine de son fils, il n’hésiterait pas à sacrifier ce même fils. Le langage métaphorise l’annihilation du sens et l’impossibilité pour les personnages de communiquer. Les mots glissent d’une sonorité à l’autre, se dérobent, se liquéfient. « Tu » joue avec « vous » et le participe passé du verbe taire comme si le tutoiement renvoyait au silence obligé de l’autre, « vous » et « vu » se mélangent, « cul » et « coups » se rapprochent dans cette histoire de non-amour et de mort, le vocabulaire animalier et naturel s’invite pour qualifier les humains. Le texte joue des assonances pour rompre les amarres du sens. Il mélange les registres pour les vider de leur contenu.

Phot. © Philippe Chancel

Phot. © Philippe Chancel

Le rire de la tragédie et la tragédie du rire

Le schématisme du maquillage et l’outrance escortent ce vaste poème où la sacralisation et le cérémonial le disputent au carnavalesque. C’est dans une esthétique du grotesque qu’il trouve sa vraie dimension, dans cette distorsion entre le caractère tragique des événements qu’il met en scène et l’insistance qu’il met à en rire. C’est par le rire que Saïd se résout à son mauvais mariage, par le rire que sa mère accueille l’huissier venu saisir sa cabane en planches sèches et pourries, en s’amusant que les morts eux-mêmes rient de leur propre mort alors que la guerre entre les vivants les fait mourir de rire. D’un bout à l’autre de la pièce, le rire transcende les contingences. Le rire de la Mère, « mais pas n’importe lequel », revendique-t-elle, ouvre la pièce. Elle le portera tout au long du spectacle, dernier personnage à quitter la scène. Comique et tragique font la paire, comme la mort et la vie qui jouent aux chaises musicales au cours du spectacle. Ce requiem pour une humanité défunte, Genet le dédie à un jeune mort, un funambule, Abdallah Bentaga, son compagnon suicidé, avec lequel la pièce tisse un dialogue invisible. Au-delà des thèmes qui la rapprochent de l’Histoire et prônent la révolte et la mauvaise éducation, le jeu des simulacres se fait méditation onirique où illusion et réalité se confondent.

Épatants dans leurs dégringolades incessantes et leur manière d’être « à côté », les comédiennes et les comédiens se glissent à cœur joie dans ce jeu de massacre qui n’épargne personne. Le rêve de l’escalier imaginé par Arthur Nauzyciel se mue en salle de bal à la Escher, fréquentée par des morts-vivants, où la musique ferait des couacs et où les danseurs se prendraient les pieds dans le tapis. Une pratique de la dissonance hissée au rang d’art dont la partition s’écrit sur les marches uniformes d’un escalier sans fin.

Phot. © Philippe Chancel

Phot. © Philippe Chancel

Les Paravents. Texte Jean Genet

S Mise en scène Arthur Nauzyciel S Avec Hinda Abdelaoui Zbeida Belhajamor Mohamed Bouadla Aymen Bouchou Océane Caïraty Marie-Sophie Ferdane Xavier Gallais Hammou Graïa Romain Gy Jan Hammenecker Brahim Koutari Benicia Makengele Mounir Margoum Farida Rahouadj Maxime Thébault Catherine Vuillez et la voix de Frédéric Pierrot S Assistanat à la mise en scène Constance de Saint Remy, Théo Heugebaert S Dramaturgie Leila Adham S Travail chorégraphique Damien Jalet S Lumières Scott Zielinski S Scénographie et accessoires Riccardo Hernández S Avec la collaboration de Léa Tubiana S Sculpture Alain Burkhart S Assistanat à la sculpture Jeanne Leblon Delienne S Son Xavier Jacquot S Vidéo Pierre-Alain Giraud S Costumes, maquillages, coiffures et peintures des djellabas José Lévy S Assistanat costumes Marion Régnier S Coiffures et maquillages Agnès Dupoirier S Assistanat aux coiffures et maquillages Karine Gauthier, Pauline Sillard S Casting Bénédicte Guiho S Préparation physique Jean-Baptiste André S Réalisation du décor Ateliers du Théâtre du Nord S Réalisation des costumes Atelier du Théâtre National de Bretagne S Régie générale Jean-Luc Briand S Régie lumière Christophe Delarue S Régie son Florent Dalmas S Régie plateau Antoine Giraud-Roger, Quentin Viandier S Régie vidéo Stéphane Pougnand S Habillage Charlotte Gillard S Accessoires Fanny Martel S et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe S Extraits vidéos de Défilés et gorges d’Algérie. Production Les Actualités Françaises, direction de la photo Jean Hudelot, montage Suzanne Gaveau, date de première diffusion 01/01/1949, source INA ; Magazine des Armées n°101. Renforts pour l’Algérie © Jean-Claude Dorothé / ECPAD / SCA / 1956 / Défense ; Manifestations du 21 août 1956 © Réalisateur Inconnu / ECPAD / SCA Algérie / 1956 / Défense S Créé le 29 septembre 2023 au Théâtre National de Bretagne S Production Théâtre National de Bretagne, Rennes S Coproduction Maison de la Culture d’Amiens S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national et avec le dispositif d’insertion de l’École du Nord, soutenu par la région Hauts-de-France et le ministère de la culture avec le soutien de L’École de la Comédie de Saint-Étienne / DI ESE # Auvergne-Rhône-Alpes S Remerciements à Albert Dichy, Charles Nauciel et Frédéric Pierrot et à toute l’équipe qui a accompagné la création Valéry Deffrennes, François Aupée, Marine Baney, Isabelle Beaudouin, Éric Becdelièvre, Bernard Boet, Nicolas Brosseau, Christophe Camus, Pierre Chollet, Manon David, Diane Dekerle, Emmanuelle Dessoude, Valentine Digois Le Goux, Sébastien Geslot, Florian Gros, Mathieu Hameau, Vanille Hurel, Béatrice Laisné, Kevin Lebon, Armelle Lucas, Philippe Marie, Carole Martinière, Florence Messe, Baptiste Michel, Cédric Miclet, Clémentine Monsaingeon, Bruno Nicolle, Suzanne Parent, Elsa Provensal, Sylvain Saysana, Alisson Schmitt ainsi qu’à l’équipe permanente du Théâtre National de Bretagne S Durée estimée 3h45 avec entracte

Odéon – Théâtre de l’Europe – Place de l’Odéon, 75006 Paris https://theatre-odeon.eu

Du 29 mai au 16 juin 2024

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article