18 Octobre 2024
L’évocation de la vie et de la carrière de Léon Blum donne naissance à un roman-fleuve hybride et rythmé qui entraîne le spectateur des rives de la biographie à celles de l’implication collective et constitue un beau moment à partager.
Pour tout un chacun, Léon Blum, c’est d’abord – et exclusivement – le Front populaire, les quarante heures de travail hebdomadaires et les congés payés. Au-delà, c’est le silence. Pourtant l’homme, quand on rentre dans le détail de sa vie, a un parcours infiniment riche et diversifié auquel nous invite la longue saga – dix heures – dans laquelle nous entraînent Philippe Collin, Viollaine Ballet et Charles Berling. Une épopée à laquelle participent les forces culturelles vives des endroits où le spectacle est représenté.
Une aventure née de rencontres
Au point de départ, il y a un podcast de neuf émissions de radio créées par Philippe Collin pour France Inter et consacrées à Léon Blum. Ce portrait s’inscrit dans une série dans laquelle apparaissent quelques figures « noires » de l’Histoire – Pétain, Poutine et, dans une moindre mesure, l’autocratique Bonaparte devenu Napoléon. Chaque émission de ces séries fait une large place à un éventail d’historiens dont les propos sont mêlés de documents d’archives, textes, discours officiels, correspondances, etc. complétés par des documents sonores d’époque selon les cas. Aborder Léon Blum, c’était aller sur un terrain plus « riant », plus positif.
La série consacrée à Léon Blum offrait l’occasion de rassembler un matériau formidable sur une personnalité qui marque d’une empreinte indélébile la vie politique de l’entre-deux-guerres et demeure, par les mesures sociales qu’il a mises en place, une référence dans le monde d’aujourd’hui. Nombre d’événements marquants du dernier demi-siècle sont des prolongements de l’action que Blum a menée dans les années trente.
C’est à Charles Berling qu’est confiée la tâche de porter la parole de Léon Blum dans cette série dont Viollaine Ballet est la réalisatrice en même temps que la coconceptrice. Associer un homme de théâtre à des gens de radio devait nécessairement produire un déclic, provoquer une rencontre entre deux mondes, la mise en scène et la mise en ondes. C'est alors que prend naissance le projet de passer de la radio au théâtre en développant une démarche originale qui conserve à la radio sa place. La durée du spectacle se calquera en grande partie sur celle des émissions – neuf fois cinquante-deux minutes –, reprenant aussi leur architecture pour offrir une plongée au long cours dans la vie de Léon Blum et dans son époque.
De la radio au théâtre et du théâtre à la radio
Conserver le matériau de départ, avec sa structure, pour en faire un spectacle, sans faire du théâtre documentaire mais en constituant un objet original était l’un des enjeux de la création. Préserver la diversité et la richesse de l’objet sonore en insufflant du « spectaculaire », des éléments de l’ordre du jeu, représentait l’autre pari de l’entreprise. Ce ne pouvait advenir que par l’introduction d’éléments appartenant au champ du spectacle vivant dans un univers essentiellement sonore. C’est ainsi qu’émerge le projet de faire lire les interventions des historiens par une comédienne, Bérangère Warluzel. Elle relaiera les déclarations de Blum dites par Charles Berling. Assumant aussi bien la parole des historiennes que des historiens, elle incarnera la voix de l’analyse, dans sa diversité. Le narrateur, en la personne de Philippe Collin, sera sur scène et s’adressera directement au public.
Enfin, associer de l’image est le troisième volet de cette entreprise de théâtralisation. Pour Charles Berling, il n’était pas question de faire un théâtre documentaire mais de laisser au contraire les documents « parler » sans les transformer en texte théâtralisé au travers de de dialogues ou de situations dramatiques. L’image ne naîtra donc pas de la réécriture du texte mais d’une création live d’images en rapport avec le texte qu’on entend. Philippe Collin avait déjà travaillé avec Sébastien Goethals, un dessinateur de BD et un créateur de films d’animation. Ils avaient produit ensemble le Voyage de Marcel Grob, qui retraçait l’aventure tragique d’un grand-oncle de Philippe Collin, enrôlé de force en juin 1944 dans la Waffen SS. À partir de photos d’époque – portraits, scènes historiques… – Sébastien Goethals dessinera en direct, tout au long du spectacle, à la plume et à l’aquarelle, des images projetées en temps réel sur un écran géant placé sur le plateau. La temporalité de la radio glisse vers celle de la performance dans une création à la fois très définie, inscrite dans un cadre, et ouverte sur l’immédiateté et ses impondérables.
Léon Blum, pour quoi dire ?
Établir un pont entre le passé et le moment présent pour interroger la démarche de Léon Blum dans ce qu’elle pourrait nous apporter aujourd’hui et dans les questions que ses choix politiques engendrent offre un autre axe de développement que le spectacle se doit d’intégrer. Pour faire glisser vers le présent cette évocation du passé, Charles Berling forme le projet d’inscrire le spectacle dans la vie et, pour cela, de le faire porter, dans sa durée, par les forces culturelles, collectives, des lieux où la performance sera jouée. En faire une aventure collective, dans le droit fil des préoccupations de celui qui eut le « bien commun » en ligne de mire.
C’est ainsi que plusieurs mois avant le début du spectacle, la collaboratrice artistique et coordinatrice Hélène Bensoussan rencontre les équipes de chaque théâtre pour définir avec eux quels artistes de leurs territoires se feront les complices du spectacle – chorales, écoles de danse, élèves de conservatoire, comédiens amateurs. Au-delà du spectacle, l’idée tiendra du « vivre ensemble » un moment d’exception – comme le Front populaire a pu l’être – où se débattent les idées. Un historien, Nicolas Rousselier, sera présent sur scène pour prolonger le propos et établir un dialogue avec les spectateurs. Cette célébration collective se fera aussi à travers un bal populaire, préparé par un chorégraphe local, et des musiciens qui participeront au spectacle comme au bal. Enfin, un banquet républicain sera le signe de cette convivialité réinventée. Le lieu de la représentation sera ainsi métamorphosé en « agora » moderne.
À chacun son lot…
Le conducteur du spectacle intègrera ces différents moments ainsi que les interventions des forces vives culturelles locales. À la chorale et aux musiciens la charge de faire revivre sur scène les chansons et airs populaires qui caractérisèrent l’époque de Blum, de la Première Guerre mondiale à la Seconde, et les détournements qui en furent faits par les diverses factions en lutte. Ce sont des chants d’espoir et de résistance comme le Vas-y, Léon de Gaston Montéhus en 1936, tout autant que le contrepied entonné par les Camelots du Roi à partir du Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! (créé en 1790 à l’occasion de la première fête du 14 juillet et chanté par les ouvriers) qui substitue aux « aristocrates à la lanterne » de la chanson d’origine les « députés » et promet de pendre « La Gueuse ». Leur reviennent aussi les réactions de la vox populi qui apparaissent dans le spectacle : applaudissements, huées, interjections diverses, comme un chœur antique qui ponctuerait l’action.
Aux danseurs est dévolue la tâche d’animer le bal et d’introduire, pourquoi pas, dans le cours du spectacle des passages chorégraphiés. Aux troupes de théâtre amateur la charge d’assumer, dans une mise en scène chorale, les éléments qui viennent compléter l’évocation du contexte dans lequel la carrière de Léon Blum a baigné : manchettes de presse, slogans antisémites, appels à la révolte ou au soutien, etc. Répartis sur scène comme dans la salle, les comédiennes et comédiens investis de ce moment spécial incluent le public au cœur de la représentation.
Un calendrier au cordeau qui tient de l’exploit collectif
Le cadre est fourni environ trois mois à l’avance aux participants concernés. Chacun des groupes répète de son côté sa partie, déjà incluse dans un déroulé qui leur est fourni. La répétition collective interviendra la veille de la représentation. Une journée de filage non-stop pour tout mettre en place avec, derrière, la contrainte du timing, de l’horaire à respecter. Pour que le temps consacré par Sébastien Goethals reste en relation avec le thème développé. Pour que chansons et séquences dansées s’accordent. Pour que les interventions des comédiens amateurs arrivent en temps et en heure et à la place qui leur a été assignée dans l’espace, sur scène et dans la salle. Philippe Collin, en habitué du direct, donne le signal de la montée ou de la baisse de la musique pour laisser place au texte. Viollaine Ballet de son côté, joue les cheffes d’orchestre entre les intervenants. Un ballet impeccablement réglé et incessant qui force l’admiration.
Une époque autant que l’évocation d’un homme
Ce qui est passionnant, au-delà du personnage de Léon Blum, c’est le « bain » dans lequel il trempe et dans lequel il nous trempe. Aujourd’hui s’est perdu le souvenir de la violence qui a marqué les années de la carrière de Léon Blum. Un monde de bruit et de fureur dans lequel le souvenir de la Révolution reste encore présent, dans lequel les monarchistes n’ont pas baissé la garde et se manifestent avec virulence dans le paysage politique, dans lequel les campagnes de l’extrême-droite sont sales et haineuses. L’armée ment et l’affaire Dreyfus divise le pays dans des campagnes de presse d’une violence extrême où s’exprime un antisémitisme sidérant de grossièreté et de bellicisme tandis que le souvenir cuisant de la Première Guerre mondiale, avec ses ouvriers et paysans devenus chair à canon pour des militaires imbéciles, plane de manière d’autant plus obsédante que les « gueules cassées » dressent encore leurs silhouettes tout droit sorties de l’enfer de Dante. À écouter le torrent d’insanités qui se déverse, on ne peut s’empêcher de penser aux dérives rampantes qui grignotent aujourd’hui toutes les démocraties.
Léon Blum à travers ses multiples visages
Le spectacle suit l’évolution chronologique de l’histoire de Léon Blum, de sa prime jeunesse d’enfant de commerçants juifs alsaciens enrichis qui inculquent à leurs enfants la fierté de la patrie qui leur a accordé une nationalité, jusqu’à sa mort, en 1950. On marche sur les traces de ce jeune dandy intéressé par la littérature et l’art, devenu journaliste de renom pour la Revue blanche. On le regarde professer son admiration sans borne pour Maurice Barrès, pourtant engagé dans une voie extrême-droitière, cocardière et antisémite, jusqu’à ce que l’affaire Dreyfus y mette un terme. On découvre un personnage profondément épris de justice qui prend fait et cause pour le capitaine Dreyfus et combat pour sa réhabilitation par l’armée, avant de s’engager politiquement à la SFIO et d’accéder au pouvoir grâce à une coalition de circonstance essentiellement formée pour contrer l’extrême-droite.
Chef du gouvernement en 1936, jugé par les magistrats de Vichy et emprisonné durant la guerre, puis déporté, avec un autre juif, le ministre Georges Mandel, à Buchenwald où tous deux bénéficient d’un traitement « de faveur » – ils sont isolés du reste des détenus dans un ancien pavillon de chasse en raison de leur valeur en tant qu’otages et que monnaie d’échanges – , il survivra, contrairement à Mandel, précipitamment fusillé par des miliciens en forêt de Fontainebleau en juillet 1944, avant de prendre la tête du gouvernement provisoire en 1946 pour la quitter l’année suivante puis redevenir brièvement président du Conseil en juillet 1948. On s’interroge au passage sur sa judéité et on lui découvre une vie maritale pleine de péripéties – il se marie à Buchenwald pour la troisième fois en 1943, à plus de soixante-dix ans, avec Jeanne Levylier, qui avait demandé à être internée avec lui.
Un portrait « équivoque »
Loin d’une vision panégyrique du personnage, sanglé dans un personnage de héros monolithique des classes laborieuses, c’est une figure complexe que campe ce théâtre radiophonique, un opposant au communisme bolchévique sans avoir lu Marx, qui n’a cependant à la bouche que le prolétariat, plus enclin à lire le Rouge et le Noir et à se gorger de Stendhal que de prendre une position politique claire. Ainsi, pendant la guerre d’Espagne, refuse-t-il l’envoi de troupes en promettant une aide en matériel militaire qu’il envoie à la seule direction du mouvement républicain, sans tenir compte de la réalité du terrain, alors que les Républicains sont divisés en factions rivales.
Le spectacle donne du personnage une vision contrastée, tiraillée entre des attitudes opposées qui ont l’intérêt de poser la question plus générale de la gouvernance politique et de ses choix. Parce que les décisions de Blum, lorsqu’elles existent – et elles sont une réalité dans le domaine de la justice sociale, avec les accords de Matignon sur les congés payés et la limitation du temps de travail hebdomadaire – entraînent aussi une aggravation de la situation économique du pays. Parce que sa conviction que seul le prolétariat constitue l’instrument de la transformation sociale – alors qu’il s’oppose farouchement au bolchevisme et au Parti communiste – l’entraînent à négliger les classes moyennes et lui altèrent le soutien du Parti radical. À l’international, il n’est pas plus clair, parlant, lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie d’une atteinte à la liberté de l’Europe tout entière tout en faisant état de la « délivrance » que constituent les accords de Munich en même temps qu’il demande un « effort de surarmement plus intense et plus hâtif ». Le jeune homme pétri de romantisme et de justice sociale qui se trouve projeté au cœur du pouvoir politique se révèle un piètre manœuvrier dans un monde politique où avancer signifie tailler dans le vif, se battre et éliminer par la violence – fût-elle verbale – ses opposants, et où faire des choix revient à assumer des risques.
Au-delà de l’homme politique, le visionnaire et l’utopiste
Mais dans ce paysage empli de chausse-trapes et d’armes à double tranchant, la seule vraie conviction de Léon Blum va vers le social. Le spectacle oppose les réactions de la bourgeoisie de Deauville voyant débarquer les « pauvres », ces fils de paysans, sur ses terres d’élection et les effets positifs que Léon Blum décèle dans cet accomplissement de l’homme à travers le loisir au même titre qu’à travers le travail. Il met l’accent sur le profond humanisme qui guide le personnage : à la fin de la guerre, il demande que soit banni le concept de « race maudite » et, prônant le pardon en dépit des exactions commises, plaide pour que cette qualification ne soit pas appliquée aux Allemands. Il ouvre une nouvelle page de l’égalité des sexes en écrivant en 1905 un essai, Du mariage, publié en 1907, qui défend une position révolutionnaire en son temps qui lui vaut l’accusation, en plus d’être juif, de pervertir les mœurs. Il postule en effet que le mariage devrait concrétiser l’union de deux personnes suffisamment mûres pour contracter cet engagement, chacune ayant fait préalablement ses expériences sexuelles, dont la polygamie fait partie. Compte tenu du statut de la femme à l’époque, une telle position ne manque pas de faire scandale.
De cette promenade en forme de jeu de piste où prendre le temps d’être compte autant que ce qu’on se remémore ou qu’on y découvre, les matières à réflexion sont légion. Elles portent sur la morale, au sens large, et ses rapports avec la politique, s’égayent du côté de la nature, des critères et de la nécessité de la décision politique. Elles font l’école buissonnière du côté de la mise en parallèle entre hier et aujourd’hui. Elles concernent aussi le plaisir qu’on a à être là, dans ce temps suspendu, pour partager un moment où même les petites imperfections ou ce qui pourrait apparaître comme des redites font partie de ce jeu où « perdre » du temps, c’est le gagner…
Léon Blum, une vie héroïque
S Un événement théâtral participatif et radiophonique adapté du podcast original de France Inter écrit et raconté par Philippe Collin S Conception Philippe Collin, Violaine Ballet et Charles Berling S Avec Philippe Collin (narrateur), Charles Berling (interprète), Bérengère Warluzel (interprète), Sébastien Goethals (dessinateur), Nicolas Roussellier (historien), Violaine Ballet (créatrice sonore) et Sébastien Dorne (régie son) S Collaboration artistique Hélène Bensoussan S Lumières Marco Giusti S Création à la Cité européenne du théâtre – Domaine d’O – Montpellier Printemps des Comédiens les 9 & 10 juin 2023 S Production Châteauvallon-Liberté, scène nationale S Coproduction Cité européenne du théâtre – Domaine d’O – Montpellier Printemps des Comédiens S Durée 10h
Déroulé de la journée
14h – 17h30 : Première partie du spectacle
17h30 – 18h30 : Bal populaire et goûter
18h30 – 20h : Deuxième partie du spectacle
20h – 21h30 : Banquet populaire
21h30 – 23h15 : Troisième partie du spectacle
TOURNÉE
15 juin 2024 à 14h, Théâtre du Bois de l’Aune, Aix en Provence
9 novembre 2024 à 14h, Studio 104, Maison de la Radio et de la Musique, Paris
7 décembre 2024 à 14h, Espace des Arts, scène nationale de Chalon-sur-Saône
14 décembre 2024 à 14h, La Criée, Théâtre National de Marseille
5 avril 2025 à 14h, Théâtre National de Nice
26 avril 2025 à 14h, Théâtre de Grasse