3 Juin 2024
Le nom d’Esclarmonde semble marqué chaque fois du doigt d’un destin exceptionnel. Le personnage que crée Carole Martinez n’échappe pas à la règle. William Mesguich et Jessica Astier en font une héroïne féminine « moderne » en habits du XIIe siècle.
En entrant dans la salle, le spectateur découvre un décor qui rappelle les gravures de Tony Johannot et les peintures de Caspar David Friedrich au XIXe siècle : une arche en partie brisée, un morceau de mur où s’accroche une grille qui barre une fenêtre, un autel de prière. Des projections de textes de part et d’autre de l’arche fournissent le contexte : en 1187, la jeune Esclarmonde s’oppose au mariage que lui impose son père et décide de quitter le monde pour devenir recluse. Répondant à un appel mystique, elle s’offre à Dieu et se consacre à la prière. Mais le destin a décidé que le reste de sa vie ne serait pas uniquement dédié au culte divin. La veille de son enfermement définitif, elle est violée par un homme dont on découvrira plus tard l’identité et qui devra expier sa faute.
Esclarmonde, la femme qui éclaire de monde
Le nom d’Esclarmonde reste auréolé de légende dans la mémoire des Occitans. Figure emblématique du catharisme occitan, fille du comte de Foix Roger Bernard Ier et de Cécile Trencavel, de la famille des seigneurs de Carcassonne, celle qu’on appelle la « grande » Esclarmonde, née en 1151, décide, une fois ses enfants majeurs et son mari décédé, de se convertir au catharisme. D’une foi ardente, comme nombre de membres de sa famille, elle reçoit le consolamentum et devient « parfaite ». Connue pour son prosélytisme, elle participe au colloque de Pamiers en 1207, le dernier débat contradictoire entre les cathares et l’Église catholique romaine avant que les cathares ne soient déclarés hérétiques et exterminés. Sa participation au colloque lui aurait attiré attiré cette réflexion : « Madame, allez filer votre quenouille, il ne vous sied pas de parler en de telles réunions. »
Sous la houlette de Jules Massenet, à la fin du XIXe siècle, elle se teintera d’exotisme pour se faire magicienne et reine de Byzance mais c’est sous une autre forme encore que Carole Martinez la réinvente. Reprenant le côté rebelle de l’héroïne et son appétence mystique, elle en fait une femme libre derrière sa clôture, influant sur le destin de ses proches, faisant l’objet d’un culte populaire, étendant sa renommée jusqu’en Terre sainte. Sa révolte, elle l’inaugure par un acte fort pour se faire entendre : elle se tranche l’oreille en déclarant qu’elle s’était « déjà offerte au Christ, mais que personne jusqu’ici n’avait voulu l’entendre, tant il est dur pour une fille d’être écoutée ».
Une figure de femme
Jessica Astier, qui incarne Esclarmonde, est le seul personnage en scène. Elle jouera, se transformant sans cesse, toutes les figures féminines qui jalonnent son histoire : celle de sa sœur de lait, qu’on voudrait marier contre son gré et dont elle gagne, depuis sa cellule, la liberté ; celle de sa belle-mère qui la supplie d’intervenir au moment où son mari, le père d’Esclarmonde, entreprend de se crucifier après avoir infligé les stigmates à l’enfant né du viol et pour expier des péchés dont on apprendra progressivement l’étendue. Sa lutte, c’est celle d’une femme devenue mère qui conjugue son amour du divin avec l’amour maternel – elle conserve avec elle son enfant aussi longtemps qu’il peut passer à travers les barreaux qui l’isolent du monde – mais aussi celle d’une femme qui se bat pour les autres femmes et celle qui pardonne, en particulier à son violeur.
Ce personnage d’héroïne sacrificielle, passionnée en même temps que forte, Jessica Astier le mène avec conviction, campant un personnage très humain, en butte au désespoir parfois, mais en même temps volontaire et sûr de l’inflexion qu’il donne à son parcours. Elle n’hésite en particulier pas à mentir, cachant son viol pour obtenir le droit de s’emmurer religieusement ou ne démentant pas, pour éviter l’opprobre et la honte qui pèseraient sur elle comme sur l'enfant, l’origine divine qu’on assigne à son fils marqué par les stigmates infligés par son propre père.
Un romantisme exacerbé et des fantômes
Les hommes, dans le spectacle, ne sont que voix off et ombres projetées gigantesques sur les panneaux de tissu, planant comme une menace sur le destin de la jeune fille. Cependant, le personnage de Lothaire, futur mari éconduit par le choix d’Esclarmonde, de soudard qu’il était, se mue en chevalier servant des romans courtois, célébrant sa Dame et lui vouant une fidélité que la clôture de celle-ci n’interrompt pas.
La mise en scène renforce cette image de romantisme qui traverse tout le spectacle. Outre le décor, qui évoque immanquablement l’univers romantique des amours contrariées et de la mort qui rôde, présent dans le roman noir mais aussi dans l'opéra du XIXe siècle, William Mesguich joue avec une grande inventivité des effets visuels qui habillent le spectacle. Les projections deviennent vitraux de cathédrale ou se teintent de sang lors du viol de la jeune fille. La lumière nimbe comme une auréole le personnage de la jeune fille qui règne sur l’esprit de son amant éconduit et vient prendre place en transparence sur la silhouette de celui-ci. Elle se fait crue, expressionniste pour marquer son désespoir ou lorsque le danger s’approche d’elle. Elle renvoie enfin à l’image de Jeanne d’Arc au bûcher lorsqu’Esclarmonde est désavouée par ceux qui l’avaient adulée et brûlée vive. Dans ce paysage d’ombre et de lumière où la brume flotte comme pour dire la séparation de la jeune fille du monde des vivants et son évanescence mystique, on boucle la boucle d’un parcours où vie profane et mysticisme religieux se mêlent indissociablement. Mais le spectacle vient aussi nous remettre en mémoire un temps où les femmes qui voulaient se soustraire à un mariage non désiré ou à la barbarie de leur époux n’avaient d’autre échappatoire que le refuge dans la vie religieuse. Esclarmonde, à travers toutes les vicissitudes qu'elle subit, reste une femme libre qui décide de son destin.
Du domaine des murmures d’après Du domaine des murmures de Carole Martinez (éd. Gallimard)
S Mise en scène William Mesguich S Adaptation et jeu Jessica Astier S Musique Tim Vine S Vidéo Mehdi Izza S Lumières William Mesguich S Scénographie Jessica Astier S Construction Grégoire Lemoine S Costumes Alice Touvet S Production Sea Art et Théâtre de L’Étreinte S Coréalisation Théâtre Lucernaire S Soutiens Cie Miranda et Théâtre de la Cité S Durée 1h15
Du 29 mai au 27 juin 2024 à 19h du mercredi au samedi, à 16h le dimanche
Le Lucernaire - 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris
www.lucernaire.fr • 01 45 44 57 34
Du 3 au 21 juillet2024 au Théâtre du Roi René (Avignon) à 10h00, festival off