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Arts-chipels.fr

Avant la terreur. Un spectacle clivant, volontairement provocateur.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Le personnage de Richard III de Shakespeare est un beau monstre. Vincent Macaigne lui règle son compte en même temps qu’il s’attaque aux appétits de pouvoir d’où qu’ils viennent et à l’apocalypse qui nous attend au coin de la rue.

Une brume épaisse nappe aussi bien le plateau que les gradins sur lesquels prennent place les spectateurs. Nous sommes dans le brouillard, au sens propre comme au figuré, et la bande-son qui passe en boucle n’arrange pas les choses. On y évoque aussi bien la fondation du port de Venise à l’emplacement d’un ancien marécage, le commerce du sucre avec l’Orient et la folie que son introduction occasionne – ce n’est pas « mon royaume pour un cheval » mais « mon âme pour des cornes de gazelle » – que le don de l’intelligence accordée aux hommes. Au sol, la surface de la scène baigne dans un jus noirâtre, comme après un incendie éteint à grands coups d’eau qui laisserait sur le plateau des cendres dans un paysage dévasté. C’est ce paysage-là, d’ailleurs qui se dévoilera lorsque l’éclairage en laissera deviner les formes. Un no man’s land souillé de graffiti, entièrement clos sur trois côtés, dans lequel les personnages sont enfermés.

Phot. © DR

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Le public, otage consentant

Dès le début, le public est inclus dans la boucle du spectacle par l’un des membres de la famille régnante, mettant dans un même sac les York et les Tudor de Richard III. La meneuse de revue, scintillante dans son costume à paillettes, est la future Élisabeth Ire. Le micro à la main, elle demande au public de fermer les yeux pour se laisser pénétrer non pas de l’histoire de la pièce de Shakespeare – les personnages ne sont pas ce qu’ils disent être –, mais celle de communautés entières – pays, époques, croyances – et de la part de monstruosité qui est en chacun de nous. Ce soir-là, on fête la chute de nombre de dictateurs que la terre a portés, Ceausescu, Mussolini, Bolsonaro et bien d’autres, et les spectateurs sont invités à monter sur scène pour danser et célébrer l’événement et à faire le plus de bruit possible. Une teuf géante sur rythme martelé, histoire de mettre les spectateurs dans l’ambiance, qui a un goût de déjà-vu. À maintes reprises dans le spectacle, on demandera au public d’obéir aux injonctions qu’on lui donne et de manifester son approbation en applaudissant les acteurs, même et y compris lorsqu’il s’agira de saluer des actes de barbarie. Manière de montrer qu’un bon animateur peut manipuler une foule à sa guise pour peu qu’il sache s’y prendre. Dont acte quant aux prolongements possibles qu’on imagine aujourd’hui…

Phot. © DR

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Déjanté et excessif : une règle d’or qui conditionne le spectacle

C’est, bien sûr, une histoire pleine de bruit et de fureur qui va suivre et qui reprend, grosso modo, la trame de la pièce de Shakespeare, celle d’une famille qui fut heureuse avant d’avoir hérité et qui se livre dans la course au pouvoir à des actes tous plus barbares et monstrueux les uns que les autres dans un bain de boue, de merde et de sang de plus en plus épais, qui se répand sur scène comme une réponse aux serpentins festifs qui dégringolaient sur le public au début de la pièce. Un chemin de haine et de rancœurs dans lesquels Richard devenu III n’est pas le seul apôtre du « noir c’est noir ». La reine-mère déteste ses enfants, les enfants se haïssent, ils sont eux-mêmes des meurtriers. Seule surnage peut-être la figure du poète, associée à un certain visage de l’enfance et à son innocence originelle.

Rien n’est trop fort dans la violence avec laquelle les personnages s’affrontent, se heurtent, nulle outrance n’est épargnée. Depuis la salle ou sur la scène, les comédiens ne parlent pas, ils hurlent au micro, s’invectivent dans un son saturé dont on peine parfois à distinguer les paroles. Ils se débattent et se démènent avec l’énergie d’un désespoir sans fond et sans remède. On navigue dans une mer en tempête où la bouffonnerie et le grotesque font la paire avec ce tragique opaque, noir et nauséabond. Richard III, là-dedans, n’est pas le pire, avec sa volonté farouche d’être aimé, par sa mère ou par la femme dont il veut faire son épouse, Anne de Lancastre. Il n’est plus le héros romantique, fascinant dans le mal, qui habiterait un roman noir. Ce qui est en cause, c’est tout le reste, l’appétit du pouvoir et ses succédanés meurtriers qui gouvernent le monde.

Phot. © Simon Gosselin

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Autrefois et aujourd’hui, ici et ailleurs. De tout temps, en tous lieux.

C’est ancré dans notre temps qu’Avant la Terreur se situe. Les personnages, en costumes contemporains, tenue blingbling ou short, look assez trash pour certains, tatouages sur le torse, les bras et les jambes, qui rappellent aussi la Guerre des Deux Roses qui opposa les York et les Lancastre durant le règne de Richard III, racontent une histoire qui se passe à coups de fusil, même si ceux-ci ne crachent que des pétards ou des fragments de papier doré. La couronne, objet de tant de convoitise, n’est qu’un accessoire dérisoire qui semble bricolé à la hâte dans un morceau de carton, et c’est un chariot de supermarché qui encombre la scène, renversé, lors des combats. Les débordements auxquels on assiste le sont pour rien et l’éclairage au néon, dans sa lumière blanchâtre noyée dans la brume, accentue l’impression de morts-vivants qui avancent inéluctablement vers leur fin. 

Dans un monde d’images…

Les projections ajoutent à cette vision d’un monde qui a perdu la raison et marche sur la tête. Tantôt, sur l’écran qui descend des cintres, ce sont des images de catastrophes qui interpellent le spectateur, crashes de voitures à répétitions, chars de guerre campés dans le désert comme une menace permanente, scènes d’apocalypses en tout genre, tantôt on passe en caméra directe, filmant en vidéo les acteurs derrière le décor, imposant le mouvement arrêté d’une expression comme pour dire le caractère fictionnel de la réalité, ou au contraire révélant l’existence d’une coulisse derrière laquelle s’ourdissent les complots d’une société de « communication » où le montré masque ce qui se cache.

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

N'est pas prophète qui veut…

En permanence, le texte chemine de tirades empruntées à Shakespeare à des considérations contemporaines. En bon prophète de l’apocalypse, Vincent Macaigne ajoute à sa mixture, mijotée dans la crasse, la boue et l’outrance, tout ce que notre époque comporte de noirceurs, de guerres, d’atteintes à la planète, de catastrophes en série dans un tableau du no future mené à coup de voix cassées à force d’être poussées à l’extrême. Si l’on comprend la logique de cette frénésie destructrice, vient cependant un moment où cet excès d’excès lasse. Car ce discours, on le connaît, et le fait de le porter à sa démesure n’apporte rien de plus car crier dans le désert ne résoudra rien et ne convainc, compte tenu du public, que ceux qui sont déjà convaincus. Quant au recours que constituerait une enfance salvatrice, largement fantasmée quant à son innocence, il n’apparaît guère que comme un vœu pieux.

Pour autant qu’on salue la performance des acteurs, lancés à toute force et de toute leur énergie dans cette voie surexpressive et déjantée, on conserve cependant ses bouchons d’oreille pour atténuer ce trop de bruit qui assaille en permanence et pour limiter cette agression qu’on peut penser contre-productive dans son excès manifesté. Mais sur les terres saturées d’images et de sons du monde contemporain, au royaume de la techno, alors que se multiplient les violences de tous ordres, sans doute cette appréciation peut aussi apparaître comme affaire de génération…

Phot. © Simon Gosselin

Phot. © Simon Gosselin

Avant la terreur

S Écriture, mise en scène, conception visuelle et scénographique Vincent Macaigne S Très librement inspiré de Richard III de William Shakespeare S Avec Sharif Andoura (Georges), Max Baissette de Malglaive (Andrew), Candice Bouchet (La Mère), Thibault Lacroix (Clarence), Clara Lama Schmit (Hastings), Pauline Lorillard (Anne), Pascal Rénéric (Richard III), Sofia Teillet (Elisabeth) et des enfants en alternance S Assistanat à la mise en scène Clara Lama Schmit S Lumières Kelig Le Bars assistée d’Edith Biscaro S Accessoires et régie générale adjointe Lucie Basclet S Vidéo Noé Mercklé-Detrez, Typhaine Steiner S Son Sylvain Jacques, Loïc Le Roux S Costumes Camille Aït Allouache S Régie générale François Aubry dit «Moustache», Sébastien Mathé S Collaboration à la mise en scène Francesco Russo S Collaboration scénographique Carlo Biggioggero, Sébastien Mathé S Régie plateau Tanguy Louesdon, Manuia Faucon S Régie accessoires Manuia Faucon S Régie plateau Tanguy Louesdon S Régie vidéo Laurent Radanovic, Stéphane Rimasauskas S Régie lumière Edith Biscaro S Régie son Jonathan Cesaroni, Vincent Husin, Loïc Le Roux, Baptiste Tarlet S Rigger Étienne Debraux S Administration de production Florian Campos S Construction du décor Atelier de la MC93 et atelier du Théâtre de Liège S Stagiaires à la mise en scène Noémie Guille, Nathanaël Ruestchmann S Stagiaire à la production Luwen Solomon S Stagiaire aux accessoires Anna Letiembre-Baës S Production MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Compagnie Friche 22.66 S Coproduction La Colline – théâtre national, Théâtre national de Bretagne, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, TANDEM – Scène nationale Douai-Arras, Bonlieu – Scène nationale d’Annecy, Festival d’Automne à Paris, Les Célestins – Théâtre de Lyon, Le Quartz – Scène nationale de Brest, Domaine d›O Montpellier – Cité européenne du théâtre, Théâtre de Liège S Avec le financement de la région Île-de-France S Créé le 5 octobre 2023 à la MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis S Le niveau sonore du spectacle étant élevé, des protections auditives seront à disposition à l’entrée de la salle S Le spectacle comporte plusieurs minutes d’effets stroboscopiques S Durée 3h S À partir de 16 ans

La Colline, Théâtre national – 15 rue Malte-Brun, Paris 20e / métro Gambetta • www.colline.fr

Du 15 au 27 juin 2024, du mardi au samedi à 19h30 et le dimanche à 16h

Rés. 01 44 62 52 52 et billetterie.colline.fr

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