30 Mai 2024
Tout Thomas Bernhard se trouve synthétisé dans ce presque monologue pour un homme seul que proposent Claude Duparfait et Célie Pauthe. Un Oui qui dit « non » au monde et à l’idée d’un bonheur possible.
C’est à une esthétique du presque rien et du rebut que nous confrontent dès l’arrivée en salle les concepteurs du spectacle. Un fauteuil métallique défraîchi comme on en trouve dans les jardins publics et une poubelle campent un décor de nulle part correspondant à ce qu’on pourrait appeler « une vie de merde ». Et c’est bien de cela que nous parle l’homme qui s’installe sur la chaise. La diction hachée, convulsive, le corps contracté, ramassé sur lui-même, il vient nous dire sa détestation de l’humanité comme de lui-même. Isolé au cœur des montagnes, il nous décrit, à travers un texte de Schopenhauer, son écartèlement entre la solitude qu’il recherche et son impossibilité d’envisager la vie dans cette solitude qu’il choisit. Un porc-épic dont les piquants rendent la proximité avec ses semblables impossible en même temps que nécessaire pour combattre le froid. Un froid qui est métaphore.
Un homme désespéré
Ce qu’il campe devant nos yeux, poursuivant un long monologue où les phrases tournent en boucle, répétitives et obsédantes comme une scie qui vrillerait les tympans, c’est ce récit de profonde solitude dans laquelle il s’abîme avec une délectation presque masochiste en sachant qu’elle ne peut le conduire que vers la mort. Dans son costume couleur de feuille morte, il évoque cette mort par l’esprit qui est la sienne. Il a cessé le travail de recherche sur les anticorps dans la nature qui justifiait son isolement, il ne lira plus Schopenhauer, pas plus qu’il n’ouvrira une partition de Schumann, pourtant son compositeur préféré. Il s’abîme de plus en plus dans un désespoir morose en même temps que vindicatif qu’il déverse comme un trop-plein nauséabond sur celui qui pourrait être son seul ami, un agent immobilier nommé Moritz.
L’histoire d’un espoir fou
C’est justement chez Moritz qu’il rencontre un couple venu chercher un terrain à bâtir : un Suisse dont nous ne connaîtrons pas le nom et sa femme, d’origine étrangère, qui ne sera jamais nommée que par son sobriquet – la Persane – eu égard à ses origines iraniennes. Dans la pièce au classeur où se tient le narrateur, une étincelle est passée, allumant le désir d’une rencontre, une aspiration à l’échange, le sentiment d’avoir quelqu’un à qui parler. Avec la Persane, au fil de longues promenades dans la forêt de mélèzes qui entoure le village, s’instaure peu à peu une communication muette, puis des paroles qu’on s’échange, des textes qu’on partage, des solitudes qui s’associent. Ils parleront philosophie et poésie, et musique, amour peut-être sans que jamais rien n’en soit dit, à travers seulement ces échanges qui les rapprochent. Pourtant leur proximité est là, et avec elle l’espoir de vaincre leurs deux désespoirs qui sont allés à la rencontre l’un de l’autre. Un espoir fou qui se défera en l’espace de quatre mois et aboutira à une issue tragique.
Un espace double
Jamais la Persane n’apparaîtra sur scène comme un personnage de chair et d’os. La vraie vie est ailleurs. Elle n’est pas dans la réalité mais dans l’espace médiatisé de la forêt que propose la mise en scène, sur l’écran situé au fond du plateau. Elle est dans le rêve éveillé que vit le narrateur à travers ces promenades dans ce lieu secret, caché aux yeux du monde. Elle parle, mais c’est avec son reflet, d’une certaine manière, avec l’image qu’il s’est formé d’elle que le narrateur dialogue. Il écoute, réagit en direct à l’histoire qu’elle lui raconte, celle d’une désespérance égale à la sienne, d’une femme que son mari se propose de confiner dans une prison de béton sur la face humide et hostile d’une montagne qui ne voit jamais le soleil. La forêt est le symbole d’une liberté retrouvée avant qu’elle ne se referme sur l’obscurité.
Thomas Bernhard tel qu’en lui-même…
On retrouve les thèmes chers à l’auteur. Sa misanthropie fondamentale, sa détestation des Autrichiens et de leur xénophobie, son amertume, son désespoir, et l’humour noir qui émaille parfois le discours d’un homme revenu de tout qui n’attend rien des hommes. Mais ici point de misogynie, plutôt l’impuissance de celui qui ne parviendra pas à laisser le froid s’étendre et gagner la partie.
Saisissant en même temps que terrible, le texte de Thomas Bernhard est admirablement incarné par Claude Duparfait. Tout en tortures rentrées ponctuées d’éclats de violence, en inquiétudes que traduisent des mouvements de mains convulsifs et un corps replié sur lui-même qui s’ouvre un court instant, se déplie et s’anime quand renaît l’envie de vivre, il quitte sa chaise comme un arrachement à lui-même, comme une issue à la morne résignation dans laquelle il s’est abîmé lorsque naît l’espoir. Infiniment vivant, il est tout en frémissements, en esquisses suspendues, qui accordent aux mots leur poids de chair à vif. Il montre dans le poseur de bombes vengeur et acharné qu’est Thomas Bernard une fragilité qui ne cesse de nous émouvoir et c’est très beau.
Oui d’après Thomas Bernhard Traduction Jean-Claude Hémery (Paris, Gallimard, 1980)
S Adaptation et conception Claude Duparfait et Célie Pauthe S Mise en scène Célie Pauthe S Avec Claude Duparfait et à l’image Mina Kavani S Assistanat à la mise en scène Antoine Girard S Lumière Sébastien Michaud S Son Aline Loustalot S Vidéo François Weber S Costumes Anaïs Romand S Accompagnement scénographique Guillaume Delaveau S Film Avec Mina Kavani et Claude Duparfait S Écriture Claude Duparfait et Célie Pauthe S Réalisation Célie Pauthe S Cheffe opératrice Irina Lubtchansky S Équipe technique de l’Odéon – Théâtre de l’Europe S Créé le 17 octobre 2023 au CDN Besançon Franche-Comté S Thomas Bernhard est représenté par L’Arche, agence théâtrale www.arche-editeur.com S Production à la création CDN Besançon Franche-Comté S Production Compagnie Voyages d’hiver S Remerciements Anne-Françoise Benhamou, Anny Fabjan, Peter Fabjan, Denis Loubaton et Anne Segal ; Noé Michaud (Arche production) pour le prêt du matériel de tournage, ainsi que la mairie et les Sapeurs-Pompiers de Salins-les-Bains S Hommage à Christian Beaud, régisseur au CDN de Besançon, trop tôt disparu, pour sa générosité et sa bienveillance tout au long de cette création S Durée 1h30
24 mai – 15 juin 2024, mar.-sam. à 20h, dim. à 15h, repr. avec audiodescription le 09/06 à 15h
Odéon, Ateliers Berthier - 1, rue André Suarès, Paris 17e
Rés. www.theatre-odeon.eu 01 44 85 40 40