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Arts-chipels.fr

Le Tigre bleu de l’Euphrate. L’homme qui murmurait à l’oreille des dieux.

© Yanick Macdonald

© Yanick Macdonald

Portrait non historique, la variation de Laurent Gaudé sur le personnage d’Alexandre le Grand portée par Emmanuel Schwartz est saisissante. Un tour de force en même temps qu’une réflexion sur ce qui fait courir l’homme.

C’est une boîte qu’on découvre à l’entrée dans la salle. Un espace clos de tous côtés hors le bord de scène. Une pièce entièrement revêtue, sol compris, d’un tissu blanc que des projections métamorphoseront au fil du temps. Blanche est aussi la couche au centre de la scène. Derrière dépasse une masse, blanche elle aussi, qu’on n’identifie pas. Dessous apparaîtra une tête de dos, puis un bras, tandis que les murs prendront la couleur du marbre. Nous sommes dans le palais d’Alexandre le Grand. Il va mourir. Ce sont ces derniers instants. Il a trente-deux ans… 

Les derniers moments d’Alexandre le Grand

L’homme qui se dévoile peu à peu n’est plus que l’ombre de lui-même. En proie à la fièvre, les membres tordus, les pieds et les mains comme déformés par la maladie qui le dévore, il demande le silence, pour ses derniers instants, et la solitude. D’une voix de gorge déjà d’outre-tombe, il énonce les phrases lentement, il détache les syllabes une à une comme si les sortir de son gosier alliait à la difficulté de l’effort la nécessité de dire encore, envers et contre tout. Il est terrassé, oui, mais pas rassasié, clame-t-il. Il n’a pas peur. Ce qu’il a accompli est hors du commun et au fil de ce monologue d'un heure et demie, il va nous le rappeler, passant de la Grèce à Babylone et à la Perse avant d’atteindre l’Inde où s’arrêtera son désir de conquête qui voulait le monde entier.

© Yanick Macdonald

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La démesure d’un héritier des dieux

Même si le personnage rappelle les grandes étapes qui ont jalonné sa courte vie, dont sa naissance prétendument divine – sa mère l’aurait conçu avec Zeus, Philippe de Macédoine ayant craint une femme qui dormait avec des serpents – ce n’est pas la vérité historique qui intéresse Laurent Gaudé mais l’aventure d’un personnage hors du commun, lancé toujours plus loin par un désir inextinguible d’aller au-delà. Au-delà des frontières du monde connu, mais surtout au-delà de lui-même, repoussant sans cesse ses limites dans une quête toujours inassouvie qui le consume.

Excessif, il l’est dans tous ses actes, dans sa manière d’absorber la vie par tous les pores de sa peau comme dans la cruauté absolue qu’il montre avec ses ennemis, comme avec Bessos, le satrape félon et assassin de Darius III dont il fait couper le nez, les oreilles et les mains. Il l’est tout autant dans la fascination qu’il éprouve pour le grand vaincu, Darius, dont il occupe le palais et adopte les coutumes, au grand dam des Grecs. Il n’y a pas de demi-mesure dans ce personnage qui hérite du trône à vingt ans, quand son père est assassiné, qui allie à sa violence impitoyable une formation qui associe la littérature et la musique aux exercices physiques et le familiarise, sous l’égide d’Aristote, à la philosophie.

© Yanick Macdonald

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Le tigre bleu de l’Euphrate

Ce désir qui le pousse à aller toujours vers l’avant, il prend la forme d’un tigre bleu qui lui indique, lorsqu’il le rencontre pour la première fois, un gué pour franchir l’Euphrate. Bleu comme un appel du ciel qu’Alexandre voudrait atteindre, le tigre reviendra aux moments-clés du périple moyen-oriental et asiatique du roi comme un guide métaphorique, une figure du fauve majestueux et libre dans lequel il se reconnaît, un imaginaire qui l’entraîne toujours plus loin. Lorsque, contraint par son armée qui refuse de continuer, Alexandre décide d’abandonner sa course asiatique et de revenir à Babylone, le tigre disparaît et il est temps pour Alexandre de mourir. Le symbole de sa quête sacrifiée se confond avec celui de son anéantissement. 

© Yanick Macdonald

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Un espace hautement symbolique

Tout au long de la confession d’Alexandre, les murs de la chambre dans laquelle il est enfermé s’animent de projections fantasmées. Pour ce personnage sur le seuil entre morts et vivants, c’est toute une assemblée d’ombres qui se succèdent pour évoquer, à travers une vision floutée et irréelle, des paysages, emblématiques de son voyage incessant, des lumières qui naissent et se meurent, des ombres indécises comme celles des éléphants lancés contre l’armée grecque par Darius. Des figures d’un entre-deux mondes pour un personnage qui n’est plus tout à fait de la vie et pas encore de la mort, qui hissent cet ultime sursaut d’un mourant au niveau du fantastique, d’un onirisme à la dimension du rêve qu’il avait formé.

© Yanick Macdonald

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Une performance d’acteur

Emmanuel Schwartz ne se contente pas de dire le texte, de le rendre intelligible. Il en fait un fleuve de paroles qui épouse les états d’âme d’Alexandre, tantôt décomposant les mots jusqu’à les dépouiller de leur équilibre et de leur sens, tantôt les précipitant dans sa bouche comme l’urgence qui anime encore, en ses derniers instants, le personnage. Saisi par la fièvre à certains moments, effondré à d’autres, abattu, éructant, hurlant parfois, le comédien ne cesse de jouer les ruptures de rythme, de ton et d’attitude d’un personnage qui oublie par moments la maladie qui le terrasse et qui se bat jusqu’à son dernier souffle. Et il le lui faut, ce souffle, pour tenir le public en haleine, seul en scène, dans une quasi absence de décor et un fond sonore remarquable par la ténuité de sa présence, qui n’empiète jamais sur la longue logorrhée du personnage mais forme comme un écho.

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Plus qu’humain ? Surhumain ? Übermensch ? 

Sa soif d’être, qui se traduit sur scène par ce bol dans lequel il boit à longs traits, il l’adresse à un dieu invisible. Il le nomme Hadès mais il a tous les attributs d’Osiris, auprès de qui il revendique de n’être pas pris pour un homme comme les autres et de ne pas subir le traitement qui leur est réservé. Il refuse l’aune commune de la balance qui pèse les âmes des défunts et juge les actions des hommes. Le dieu auquel il se confronte et qu'il invite à partager ses derniers instants, c’est en même temps le public qui lui fait face et à qui il s’adresse, qui va sur le personnage porter un jugement.

Alexandre se revendique comme au-delà de l’humain, désir incarné de l’appel d’un ailleurs, symbole peut-être d’une finitude humaine qui cherche à s’échapper d’elle-même. Un plus qu’humain complexe et contradictoire dont les aspirations conduisent aussi au totalitarisme et à la manipulation. La grande force du texte de Laurent Gaudé est de nous entraîner sur ce chemin périlleux où nul jugement tranché n’est possible. Il adopte le point de vue lucide de ce sur-humain aux relents nietzschéens. Pour fascinant qu’est le personnage, qui matérialise aussi la démarche de la création, il n’engendre pas moins une réflexion sur ce qui se situe de l’autre côté, sur ceux qui sont derrière, sur tous ces ânes qui portent les prophètes et peuvent en être les victimes. Un débat qui ne sera jamais tranché entre aspirations individuelles, vision et mégalomanie, particulièrement aigu dans le cas d’Alexandre, dont l’Histoire a fait un héros et un mythe. 

© DR

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Le Tigre bleu de l’Euphrate. Texte Laurent Gaudé (éd. Actes Sud Papiers)
S Mise en scène Denis Marleau S Avec Emmanuel Schwartz S Collaboration artistique et conception vidéo Stéphanie Jasmin S Assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard S Scénographie Stéphanie Jasmin et Denis Marleau, assistés de Stéphane Longpré S Lumières Marc Parent S Musique Philippe Brault S Costumes Linda Brunelle S Maquillages et coiffures Angelo Barsetti S Design sonore Julien Eclancher S Coordination et montage vidéo Pierre Laniel S Production UBU Compagnie de création S Coproduction La Colline – Théâtre national S Avec le soutien de la Délégation générale du Québec à Paris. Durée 1h30

Du 24 mai au 16 juin 2024, mer.-sam. à 20h, mar. À 19h, dim. 15h30, 15/06 à 18h, 16/06 à 14h30
La Colline - 15 rue Malte-Brun, Paris 20e • www.colline.fr

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