23 Mai 2024
De Nanterre-Amandiers à Vire, deux groupes de jeunes, de milieux rural et urbain, s’inscrivent, sous la houlette de Simon Falguières, dans une complémentarité où le propos de l’auteur rejoint les préoccupations des jeunes qu’il met en scène. Les questionnements rebondissent d’un lieu à l’autre et d’une jeunesse à l’autre pour parler d'être, de filiation, d’héritage et de futur au rythme de la petite musique personnelle qui irrigue toute l’œuvre de l’auteur.
C’est l’histoire d’une initiation au théâtre devenue spectacle. Artiste associé des CDN de Nanterre-Amandiers et de Vire, Simon Falguières a réalisé dans les deux territoires un travail théâtral avec des groupes de jeunes, le premier en 2022-2023 autour du Nid de cendres, le second la saison suivante. Le projet a surgi de faire déboucher cette double expérience sur une création originale associant le travail mené avec le groupe de jeunes de Vire, recrutés sur audition, hors cadre scolaire, en 2023-2024, et la prolongation, avec le soutien du CDN de Nanterre, de celui déjà initié avec les élèves du lycée professionnel La Tournelle de La Garenne-Colombes. Un projet au long cours, mené en discontinu sur une année, avec deux groupes qui se rejoignent pour créer, après quelques jours de travail en commun, un spectacle unique qui combine leurs identités multiples dans un propos qui les rassemble. Une gageure qui prend place et forme à Vire – dans une région où Simon Falguière a implanté son lieu de travail, au Moulin de l’Hydre près de Saint-Pierre d’Entremont – dans le cadre d’un festival dédié à la jeunesse où se côtoient jeunes et adultes : le festival À vif dont c’est la 15e édition. Le spectacle sera ensuite montré à Nanterre avant de se transformer en forme plus légère, susceptible de tourner.
L’hybridation comme marque de fabrique d’une jeunesse qui interroge
Les vingt-quatre lycéens (aujourd’hui en terminale) du lycée de La Tournelle rejoignent ici un groupe normand plus hétéroclite en matière de classe d’âge – treize adolescents, entre 13 et 18 ans. Leurs lieux d’origine comme leurs milieux sont différents. Ruralité et vie citadine coexistent, tout comme une diversité d'origines ethniques et culturelles – Français d’origine ou issus de familles venues d’ailleurs. Cependant une similarité se dessine dans leurs questionnements qu’intègre le spectacle. Il y est question d’école qui mange la vie – est-ce que l’école, c’est une vie ? est-ce que les adultes accepteraient le même type de traitement ? –, d’incompréhension familiale et de difficulté de trouver sa place et d’imaginer un avenir – est-ce qu’on est coincé ? et dans quoi ? – mais aussi d’attente de quelque chose, de désir de changement. Chercher une issue, c’est l’exploration que va leur proposer Simon Falguières à travers deux démarches, en apparence de sens opposé : voyager vers le centre de la Terre pour arriver au cœur des choses, ou gravir la montagne, en surmontant ses obstacles, pour parvenir à toucher le ciel.
À la croisée des voyages, le croisement des concepts
Ce double mouvement, Simon Falguières l’établit à partir d'un double concept, la catabase et son contraire, l’anabase. Dans la partie « catabase », une adolescente s’enfuit du lycée où elle étudie et pénètre au cœur de la forêt où se trouve un trou, qu’elle explore. À l’« anabase » revient le surgissement, après un séisme, au milieu d’une mégalopole, d’une montagne dans laquelle de jeunes citadins décident de se réfugier. On plonge alors, l'air de rien, dans l’étymologie, en s’amusant : la marche vers le bas – cata, comme catastrophe ? ou pas tout à fait ? ou même pas du tout ?– et celle vers le haut (« ana ») – il y a quoi au sommet de la montagne ? La leçon nous est donnée par un professeur qui a pour élèves le public. Doctement en même temps qu’humoristiquement, à l’avant-scène, devant un rideau tiré qui l’isole du plateau, il nous explique de quoi il retourne. Le voyage vers le bas a tout du chemin mystérieux qui mène vers l’intérieur de Novalis. Quant à la montage, temple de la nature, elle est le sanctuaire – la « solution » – qu’on atteint en fournissant l’effort de grimper, en dépassant le degré zéro, le niveau du sol. Rentrer en soi-même et accéder à une réalité supérieure constituent les deux pôles proposés aux quelque quarante jeunes réunis dans le projet. Aller chercher en soi et au-delà de soi la réponse aux questionnements qui se pressent. Un peu plus loin, on nous parlera de mythes communs à toutes les civilisations, d’images récurrentes qui forment comme un soubassement partagé par toute l’humanité, de Dante et d’Homère. Cette recherche, ces jeunes gens ne peuvent la mener que collectivement. C’est avec le groupe et seulement avec lui que s’effectue ce voyage dans lequel présent et passé marchent du même pas.
Des passeurs entre les mondes
Ce n'est pas par hasard que le professeur qui introduit ces concepts porte le nom de Charon. Il est le nautonier qui relie le monde des vivants à celui des morts, le passeur qui permet de traverser le Styx, le fleuve des Enfers qui relie et sépare le royaume des ombres – où se tient la mémoire – et le présent, le lien entre l’imaginaire fantasmé et la réalité concrète. Il n’est pas le seul « passeur » de l’histoire que nous propose Simon Falguières. Un corbeau accompagne, lui aussi, la quête de réponse des adolescents. Animal psychopompe présent dans nombre de mythologies, il établit, lui aussi, un lien entre les vivants et les morts. Mort et vie, passé et présent forment un soubassement qui court sous la surface. Une troisième figure, qui vient se confondre avec celle du « maître » d’école, est celle de l’auteur-metteur en scène. Campé auprès de la « servante », cette lampe qui demeure allumée sur la scène pour chasser les esprits dans le théâtre éteint, il symbolise le théâtre qui veille sur un univers en pleine mutation et offre sa lueur obstinée à l’obscurité du monde. On retrouve là le goût de Simon Falguières pour les figures emblématiques fondatrices qui hantent, de pièce en pièce, son théâtre. Un théâtre où morts et vivants ont les mêmes droits de cité et dialoguent ensemble.
L’essence du théâtre
La subtilité des éclairages qui sculptent le plateau nu va de pair avec la volonté de rendre au théâtre une force expressive dénuée de tout illusionnisme naturaliste. Si un clair-obscur accompagne le voyage au cœur de la terre et si l’ascension de la montagne s’achève dans la blancheur d’un jour neuf, il suffit d’un cadre de bois vide en son milieu pour matérialiser le cadre de la caméra et d’un manche à balai pour représenter la perche son ; aussitôt l’imaginaire du spectateur se figure les conditions d’un tournage. De la même manière, un tissu bleu posé à terre et agité par les comédiens recrée la rivière à franchir et le danger de ses remous.
Il fallait à ces comédiens d’occasion – seuls trois professionnels, deux actrices et un acteur, sont présents sur scène – un type de jeu qui prenne en charge le nombre important de personnages présents sur scène et utilise aussi leur maladresse, parfois, dans leur manière de faire du théâtre. C’est ainsi que de saisissants effets de masse occupent le plateau. Les groupes deviennent comme des sculptures animées dont les mouvements, impeccablement chorégraphiés, impressionnent. Dans la séquence où le personnage principal, une jeune fille nommée Ella, présente dans les deux histoires, formule le vœu de visualiser ce que sera sa mère, quarante années après, le ballet des vieillards qui l’entourent dans l’EHPAD où elle réside est un morceau d’anthologie.
Tout est dans tout et réciproquement
Ce qui frappe chez ces très jeunes acteurs, c’est la concentration sans faille qu’ils révèlent, et une présence, une manière d’être là, investis, pour dire des textes dont on sent tantôt qu’ils émanent de leur expression propre, tantôt qu’ils obéissent à une autre logique, à une écriture et à un imaginaire qui sont ceux de l’auteur. Parce que derrière, il y a la langue de Simon Falguières, ce fleuve sans ponctuation où affleurent les images. Sa force, c’est aussi la façon avec laquelle il fait entrer ces très jeunes gens dans sa mythologie personnelle, teintée de savoirs savants, traversée par une forte présence des générations d’ancêtres qui l’ont précédé et lui indiquent, d’une certaine manière, la route à suivre. Il propose aux deux groupes de comédiens en herbe de s'approprier cette mythologie à travers leur expérience propre, dans leur être même.
Le processus de création est tout entier contenu dans ce qui résulte de cette démarche. C’est avec une idée de scénario qu’il les rencontre en même temps qu’il les écoute. Puis vient l’écriture et la confrontation de leur réalité à cette écriture, issue pour partie de ce qu’eux-mêmes ont livré. Un jeu de miroirs déformants-reformants dans lequel s’inscrit le chemin. Et qu’il soit d’abord fuite plutôt que recherche, que le voyage les entraîne vers l’extérieur ou vers l’intérieur n’a pas d’importance. Dans tous les cas, il s’agit d’un accomplissement. Qui passe par l’authenticité, la poésie et la foi dans la puissance initiatique du théâtre.
Le Cœur de la Terre
S Texte et mise en scène Simon Falguières S Collaboration artistique Louis de Villers S Avec Sonia Bonny et Lola Roy, comédiennes permanentes au Préau, Louis de Villers, treize adolescent·e·s de Vire et du bocage (Calvados), vingt-quatre élèves d’une classe de Terminale du Lycée la Tournelle de La Garenne-Colombes (Lycée professionnel des Hauts-de-Seine, section numérique) S Lumières Léandre Gans S Création sonore Hippolyte Leblanc S Costumes Lucile Charvet et Lola Guillain S Accessoires Alice Delarue S Le K - administration/production Martin Kergourlay et Justyne Leguy Genest S Production Le Préau CDN de Normandie - Vire S Coproduction Théâtre Nanterre-Amandiers - CDN, et la cie Le K S Avec l’aide de la DRAC Normandie et de la Région Normandie S Avec le soutien du Moulin de l’Hydre S Création participative 2024 S À partir de 14 ans S Durée 1h30
TOURNÉE
Du 21 au 28 mai 2024 – Le Préau, 1, place Castel ,Vire (14). Dans le cadre du festival À vif www.lepreaucdn.fr
Le 25 mai 2024 à 16h – Moulin de l’Hydre, Saint-Pierre d’Entremont
Le 8 juin 2024 à 18h – Théâtre Nanterre-Amandiers, CDN