24 Mai 2024
Portée par une musique électro-rock qui la sort de son contexte d’origine, la nouvelle de Stefan Zweig pose des questions essentielles sur nos comportements en temps de guerre et sur les dilemmes parfois insolubles entre la prise de position individuelle et le groupe.
Un homme et une femme vivent dans une maison isolée sur le bord d’un lac. Une vie apaisée, tournée vers le bonheur à deux dans la simplicité des jours. Un bonheur cependant qui ressemble à une fuite. Le front collé à la fenêtre, après avoir épuisé son corps, l'homme, Tom, ne peut empêcher les images d’affluer. Elles résonnent de coups de marteau et de râles de noyés. Alors il s’absorbe dans le paysage, pour tenter d’oublier, et se consacre à l’œuvre qu’il s’attache à créer – il est peintre. Mais voici qu’une lettre arrive. Elle émane du consulat du pays d’où viennent ces deux personnages. Elle annonce à Tom d’avoir à se présenter pour un nouvel examen de son aptitude militaire. La guerre est proche et avec elle le début de l’angoisse pour ce couple dont on apprendra que, loin de l’agitation d’un monde en plein dérèglement, il a trouvé refuge dans un pays étranger. Tom doit-il obéir à cette injonction qui l’entraînera dans la guerre ? ou désobéir ? Après tout, rien ne l’oblige à franchir la frontière pour retourner dans son pays avec la perspective d’y être enrôlé.
Au point de départ : un pacifiste dans la tourmente
Publiée en 1920, la nouvelle fait écho à la manière dont Stefan Zweig vit les années de guerre du premier conflit mondial. C’est un écrivain pacifiste, ami de Romain Rolland, partisan d’un pacifisme actif et militant, qui se laisse séduire un court moment, après l’assassinat de l’archiduc-héritier d’Autriche, François-Ferdinand, par l’élan patriotique autrichien avant de retrouver ses idéaux de fraternité et d’universalité. Jugé inapte au combat, il est enrôlé dans les services des archives militaires, avant d’être envoyé sur le front polonais pour y collecter des archives. Il en revient bouleversé en 1916, convaincu que la paix, même dans la défaite, vaut mieux que la guerre. Juif, il passera, à partir de 1934, sa vie en exil, en Angleterre puis au Brésil. La Contrainte, qui met en scène un peintre exilé, se nourrit de son expérience parcellaire de la Première Guerre mondiale tout en se doublant d’une vision prémonitoire de ce qui construira sa vie.
Une disputatio contemporaine
C’est à un débat mené de façon dialectique que nous invite le texte. À partir de cette simple question – répondre ou pas à la convocation –, il pose la question de la liberté de choix et, à travers elle, celle de la liberté d’être. Le peintre et sa femme, qui se font face, constituent les deux pôles entre lesquels oscille la possibilité de choix de l’artiste. Elle affirme la prééminence absolue des nécessités individuelles : l’objectif premier de Tom réside dans la création, non dans l’élimination ; il a des convictions pacifistes et le droit de les faire respecter ; il a fait le choix de se tenir à l’écart, loin du fracas de la guerre et de la destruction ; enfin il y a le bonheur du couple, la vie domestique, dans une harmonie naturelle. Lui se fait l’avocat du diable. Il oppose des aspects qui sont ceux de l’homme en société – la force de la règle collective, la nécessité de s’y plier, le fonds d’obéissance qui nous a été inculqué et réside en chacun de nous. Se pose aussi la question de la justification de la guerre. Peut-elle puiser une absolution dans la conscience individuelle d’un combat juste ? dans une nécessité collective ? Non seulement l’homme et la femme se renvoient la balle mais l’homme se la renvoie à lui-même, traduisant ainsi les oscillations d’une conscience qui peine à opter pour une solution claire, satisfaisante.
La force et l’actualité d’un questionnement devenu matière théâtrale
La grande force du spectacle est de faire de ce débat qui pourrait sembler aride, une matière vive et théâtrale. Déconnectant le texte des années 1920, sur les traces de Zweig qui ne datait pas son propos, Anne-Marie Storme lui donne une portée universelle et de tous les temps. En faisant appel à la musicienne et chanteuse Stéphanie Chamot, orientée rock, elle introduit un dialogue entre l’hier et l’aujourd’hui qu’elle souligne en introduisant à la fin du spectacle une référence contemporaine – l’interview d’un artiste ukrainien extraite de l’émission de France Culture Grand reportage. Dans ce « je, tu, il » que mènent l’homme et la femme, mais aussi le peintre face à lui-même dans cette valse-hésitation où toutes les voix se télescopent, elle crée avec la musicienne un troisième personnage à l’identité mouvante. Tantôt conscience de Tom, qui va à l’encontre de ses opinions du moment, tantôt personnage qu’il croise au gré des rencontres, tantôt vox populi livrant le regard que la société porte sur son attitude, elle lui donne la réplique, prend le contrepied de ses déclarations, le déstabilise.
À fleur de sensibilité d’un duo devenu trio
Avec son maquillage souligné de noir qui pourrait l’apparenter à une apparition démoniaque, perturbatrice, la musicienne joue les empêcheuses de penser en rond et de se réfugier dans le confort fallacieux des certitudes. Avec une âpreté mêlée d’ironie, elle ne fait nulle grâce de contradiction ou d’avis contraire et forme avec les deux autres personnages un trio qui donne au récit toute l’étendue du registre réflexif. Au caractère très terre-à-terre incarné par la compagne de l’artiste, avançant ses arguments comme dans une plaidoirie, s’ajoutent la déstructuration pensive et contradictoire du peintre et l’onirisme, déconnecté du réel parce que fantasmé, que portent la musique et son interprète.
Un lyrisme porteur d’enjeu
Oratorio lyrique qui engage l’être, où les récitatifs s’emboîtent et se répondent, le spectacle chemine sur la frange étroite entre réel et imaginaire. La mise en scène participe de cette image polysémique de la frontière, créant sur le plateau une barrière de terre qu’éclaire un faisceau lumineux directionnel qui divise l’espace et dont le franchissement s’avère périlleux, non plus en termes physiques mais dans ce que la frontière porte en elle de symboles. Ce remue-méninges dans un cerveau dont l’enjeu est la liberté a aujourd’hui beaucoup à nous dire. S’il ne nous impose pas de solutions toutes faites, il met le doigt où ça fait mal pour nous questionner sur nous-mêmes : « Et vous, vous feriez quoi ? et comment » ?
La contrainte (Der Zwang), d’après Stefan Zweig, extraite du recueil de nouvelles Le Monde sans sommeil de Stefan Zweig, trad. Olivier Mannoni (© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018)
S Adaptation et mise en scène Anne-Marie Storme S Avec Anne Conti, Stéphanie Chamot, Cédric Duhem S Création musicale et chant Stéphanie Chamot S Regard chorégraphique Cyril Viallon S Création lumière et régie Jean-Marie Daleux S Production Théâtre de l’instant Coproduction Centre Culturel François Mitterrand, Tergnier S Soutiens Conseil régional Hauts-de-France, DRAC Hauts-de-France, résidence à la Compagnie Théâtre du Prisme, Antre 2 Université de Lille, La Virgule de Tourcoing, Centre transfrontalier de Création théâtrale, SPEDIDAM S À partir de 13 ans S Durée 1h10
La Contrainte, extraite du recueil de nouvelles Le monde sans sommeil de Stefan Zweig. Traduction Olivier Mannoni, Payot, (© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018).
Du 3 au 20 juillet 2024 à 16h, (relâches les 8 et 15)
La Bourse du Travail CGT, Festival d’Avignon off
Vu en avant-première à La Verrière, Lille, le 17 mai 2024.