24 Mai 2024
La comédienne Hanane Hajj Ali nous emmène au cœur d’un pays écartelé dans lequel être une femme reste un combat de tous les instants.
Une femme en noir est installée au milieu de la scène. Aucune mèche de cheveux ne dépasse du hijab qui recouvre en partie le collant noir qu’elle porte. Elle pratique une gymnastique de toutes les parties du corps, du bout des doigts à la pointe des pieds en passant par le le cou ou les muscles du visage. Torsions, élongations, assouplissements, gargarisations – plutôt que gargarismes – se succèdent avant qu’elle ne se livre à une énumération de mots commençant par le son prononcé du haut de la gorge, « kh », dont la traduction s’affiche sur un écran au-dessus d’elle et qui conduira à des mots qui vont de l’anodin à « violé » ou « merde ».
Des femmes comme autant de visages du Liban d’aujourd’hui
Il y a d’abord la Libanaise d’aujourd’hui pour qui la vie quotidienne est devenue une épreuve. Elle vit avec une heure d’électricité par jour, des interruptions de réseau internet permanentes, un approvisionnement en énergie incertain qui pèse particulièrement en hiver, une limitation de l’accès aux comptes en banque, les répercussions de la guerre en Ukraine sur la flambée du prix du pain, un système éducatif en panne qui ne permet plus d’enseigner les principes civiques. Il y a son histoire de mère qui voit son fils cancéreux souffrir et imagine d’abréger les souffrances de l’enfant, ce qui amène la comédienne à réfléchir au personnage de Médée, et les Médée contemporaines que livrent les faits divers et les événements du quotidien : Yvonne, cette mère qui a tué ses trois filles avant de mettre fin à ses jours pour protester contre la vie dissolue de son époux et dont on a fait disparaître le témoignage vidéo ; Zahra, une journaliste autodidacte qui épouse par amour un militant ultra-religieux et dont les enfants sont transformés par la guerre « sainte » en martyrs avant de découvrir que l’un d’entre eux a été torturé à mort pour avoir refusé de tuer des femmes et des enfants.
Une liberté de ton qui n’est pas sans conséquence
Avec un savoir-faire certain marqué par une volonté de provocation évidente, elle raconte une histoire de femmes pour qui le sexe n’est que le bon plaisir du mari, de femmes privées de droits et accablées de devoirs. Elle mime les séances de sexe non désiré, les mâles se rengorgeant sans vergogne de leur attitude, les longues échappées de jogging pour évacuer le stress. La comédienne se joue de l’interdit de montrer la chevelure en dévoilant une perruque dont elle livre l’artifice pour révéler l’inanité de l’interdit et son omnipotence. Commencé sur le mode humoristique, en invitant le public à participer par des lectures à l’avancée de la pièce, le ton se fait plus grave. Le tragique s’invite à cette assemblée de Médée qu’Hanane Hajj Ali convoque et, à travers elles, la comédienne-autrice nous interroge sur les Médée qui résident en chacun de nous.
Le pathos d’une société tout entière
Cette installation progressive du pathos au sein de la représentation théâtrale nous amène à nous interroger sur les différences possibles de perception du spectacle entre sa réception au Liban et dans notre pays. Ce que nous voyons comme l’installation du pathétique et une absence de mise à distance peut correspondre à des formes culturelles qui nous sont étrangères mais parlent à ceux à qui s’adresse aussi le spectacle : les Libanais, plongés dans les drames que la pièce évoque.
Les codes culturels peuvent différer, et avec eux la mise en théâtre. Ce qui est en revanche manifeste, c’est le risque que prend Hanane Hajj Ali en jouant le spectacle dans son pays. Sa performance n’est d’ailleurs pas sans conséquence. Interdite de salle officielle en raison de ses attaques contre les trois préceptes qui régentent le Liban – la « morale » sexuelle, le poids de la religion, la restriction du politique – Hanane Hajj Ali ne doit sa survie qu’à la présence d’une solidarité culturelle qui lui permet de jouer dans des lieux non officiels, dans des camps de réfugiés, dans des endroits où le pouvoir ne peut exercer une censure. Il faut donc saluer son courage, sa volonté de résistance et dire : « Chapeau, l’artiste ! »
Jogging
S Concept, texte, performance Hanane Hajj Ali S Mise en scène Eric Deniaud S Dramaturgie Abdullah Alkafri S Lumières Sarmad Louis, Rayyan Nihawi S Direction technique James Chehab, Karam Abou Ayache S Son Wael Kodeih, Jawad Chaaban S Costumes Kalabsha, Louloua Abdel Baki S Coordination et surtitrage Mohammad Itani S Traduction Praline Gay Para, Hassan Abdul Razzak S Coproduction Arab Funds For Arts and Culture (AFAC) S Production en coopération avec Heinrich Böll Stiftung – MENA Office (Beirut) S Avec le soutien de l’Institut français au Liban ; The British Council ; SHAMS Association ; Collectif Kahraba ; Al Mawred Athaqafy (Cultural Ressource) ; Moussem (BE) ; Zoukak – Focus Liban 2016 ; Artas Foundation ; Orient Productions ; Vatech ; Khalil Wardé SAL S Durée 1h25
Du 22 au 25 mai 2024, du mercredi au vendredi à 20h le samedi à 18h
Théâtre Silvia Monfort – 106, rue Brancion, 75015 Paris https://theatresilviamonfort.eu
Dans le cadre du festival artistique international Paris Globe