24 Mai 2024
Dire, c’est déjà guérir. De son expérience d’adolescente exilée, Leïla Anis tire un texte touchant qui sublime, au travers d’une belle écriture, l’expérience traumatique qu’elle a réussi à surmonter.
Les accessoires sont placés à la vue du public. Un portique métallique est installé devant le fond de scène improvisé que constitue le mur du lieu où il se trouve : une salle de classe, ou un lieu non théâtral dans un centre social ou une association, ou tout autre lieu où poser ce portique et les deux projecteurs qui encadrent la scène. Une voiture télécommandée repose dans un coin, une représentation de place de parking est posée sur une table. Le voyage en voiture jouera un rôle important. Et justement, l’histoire commence par un voyage précipité qu’on devine dramatique. Le père est absent, la mère a fait les bagages. Elle presse ses enfants de laisser en plan une partie des objets qui habitent leur univers. Ce départ est une fuite. L’autrice-narratrice-comédienne a quinze ans et demi. Elle ne sait pas pourquoi elle part, avec sa mère et son petit frère, et ne sait pas encore que ce voyage sera sans retour.
Le témoignage d’un arrachement
Peu à peu se dessinent les contours de son histoire : Djibouti, un père autochtone et une mère fille de colon. Une mixité d’origines et de cultures dont on devine qu’elle est à la source de ce départ clandestin quoique longuement mûri. Et pour la narratrice l’incompréhension. « Pourquoi je pars ? Qu’est-ce que je quitte ? » affiche-t-elle sur le portique avec des panneaux aimantés qu’elle tire au fur et à mesure de son questionnement du pied du portique pour les mettre à vue du public. Il y a les pleurs et la douleur de la deuxième mère – qui introduit l’existence d’une structure familiale non occidentale, autre épouse ou autre membre de la famille ? – et ce qu’on laisse derrière soi mais qu’on continue à porter sur son dos : la rumeur des rues étroites, le souffle du kamsin qui apporte avec lui le souvenir du désert. Ce n’est que bien plus tard, retournée à la rencontre de son père qui a prévu pour elle un mariage arrangé, qu’elle mesurera la négation de la liberté des femmes que comporte l’héritage paternel.
Vivre l’exil
À travers son expérience familiale se jouent plusieurs manières de vivre l’exil. Elle, elle est une battante. Elle sait qu’elle doit s’imposer devant tous ces groupes de jeunes, pétard au bec, à l’aise parce qu’ils sont chez eux. Alors elle ne sera pas l’immigrée, celle qui a été contrainte de quitter son pays, mais seulement une visiteuse « de passage », « touriste » auréolée par cet ailleurs qu’elle porte en elle. Le théâtre lui offrira l’échappatoire, le moyen de s’en sortir et d’extérioriser la blessure qu’elle porte en elle. Il n’en va pas de même pour son petit frère. Devenu psychotique, c’est à coups de neuroleptiques, d’anxiolytiques et d’antidélirants qu’on lui administre pour lutter contre la désorganisation de ses pensées qu’il survit, vieillard agité de tremblements perpétuels à seulement dix-sept ans. Cet exil dont les raisons n’ont pas été données pèse comme un couvercle sur les destinées de ces enfants. Elle, elle aura la chance de s’en sortir. « Arabe, sans nom de famille » sur les traces de Mahmoud Darwich et des comités Palestine, elle aura conscience d’être celle qui renverse sa servilité de femme.
Le théâtre au cœur
C’est avec les moyens du théâtre qu’elle raconte son histoire, en adresse directe au public, avec ces questions qui viennent s’ajouter les unes aux autres sur les piliers du portique qui se trouve derrière elle. Le trio qu’elle forme avec sa mère et son frère, ce sont des têtes de marionnettes montées sur culbuto, chahutées par l’urgence, qui se balancent de manière anarchique dans la presse du départ. Elles viendront prendre place dans la voiture téléguidée qui symbolise ce voyage aux allures de fuite qui occupe une si grande place dans l’évolution des personnages. Jouet d’enfant, elle relie l’enfance à l’âge adulte. Elle occupera le centre de la scène avant d’embarquer les trois têtes dans la fuite qui les mènera à Marseille.
C’est dans une belle langue que Leïla Anis nous conte son arrachement et la manière dont le théâtre, d’une certaine manière, lui offre une planche de salut. L’inventivité de la mise en scène, conçue pour l’itinérance en tout lieu, et la beauté du texte, qui passe au large du pathos pour susciter une émotion vraie que le public partage, fait du spectacle un objet attachant. Les spectateurs, des élèves d’établissements scolaires de Vire, ne s’y sont pas trompés. Les nombreuses questions qu’ils ont posées, sans gêne, après le spectacle, en témoignent.
Fille de
S Texte et interprétation Leïla Anis S Mise en scène & scénographie Justine Bachelet S Conception des personnages miniatures Cécile Paysant & Justine Bachelet S Conception décor Morven Bouget & Olivier Bachelet S Production Compagnie LA BASE S Coproduction L’Espace 1789 de Saint-Ouen, scène conventionnée pour la danse S Soutiens Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Île-de-France, Département de Seine-Saint-Denis, Le Préau - CDN de Normandie Vire, Le PIVO - scène conventionnée S À partir de 14 ans S Durée 55 minutes environ S Suivi d’un échange avec le public
Dans les établissements scolaires de Vire les 22, 23, 24 et 28 mai 2024 à 10h
Au lycée Jean Mermoz le samedi 25 mai 2024 à 18h
Dans le cadre du festival À vif, à Vire, du 21 au 28 mai 2024