14 Mai 2024
Affiche avec la Muse endormie, 1910. Bronze poli, 16 x 27,3 x 18,5 cm. Centre Pompidou, Paris. Don de la baronne Renée Irana Frachon.
L’artiste qui voulait, par ses sculptures, joindre la terre au ciel fait l’objet d’une passionnante rétrospective au Centre Pompidou. Retour sur un sculpteur hors norme qui fit de son atelier une œuvre d’art.
Constantin Brancusi, d’origine roumaine, prend son envol artistique en France où il arrive, après avoir traversé l’Europe à pied depuis ses Carpates natales, à l’âge de vingt-huit ans. À Vienne, où il travaille un temps comme décorateur de meubles, il se familiarise, entre autres, avec la sculpture égyptienne dont la référence est perceptible dans son œuvre. Après s’être inscrit aux Beaux-Arts de Paris, il entre dans l’atelier de Rodin où il ne reste qu’un mois. Si parmi ses premières œuvres, on trouve quelques traces de ce passage, en particulier des têtes sculptées qui émergent de la gangue de pierre d’où elles sont extraites, il abandonne très vite toute référence au réalisme pour s’orienter vers une épure qui s’éloigne de la figure d’origine. Il ne cessera jusqu’à la fin de sa vie en 1957, de se détacher de plus en plus de l’image de la réalité pour s'approcher de l'essence des choses.
Vue de l'exposition « Brancusi » au Centre Pompidou à Paris © Centre Pompidou / Audrey Laurans, 2024
Obsessionnel en même temps que profondément original
Tout au long de sa carrière qui couvre un demi-siècle, Brancusi remet sur le métier les mêmes thèmes, infléchissant chaque fois davantage sa réflexion, ajoutant une étape supplémentaire qui est comme une leçon de dépouillement et d’ascèse. L’exposition du Centre Pompidou met largement l’accent sur cet aspect de l’œuvre, privilégiant une installation thématique plutôt que chronologique. Ainsi pourra-t-on s’attacher aux transformations que le sculpteur apporte aux oiseaux qui, au fil du temps se dépouillent de leur épaisseur et s’allongent démesurément, le cou tendu et le bec ouvert en direction du ciel. Ainsi pourra-t-on tout aussi bien prendre la mesure des variations qu’il apporte progressivement au traitement d’un modèle. On voit, au fil du parcours, les têtes d’enfant se styliser de plus en plus jusqu’à revenir à l’endroit d’où, fondamentalement, elles sont issues, l’œuf. On voit les traits des femmes qui furent ses modèles – la baronne Renée Irana Frachon, l’artiste hongroise Margrit Pogany – se modifier progressivement pour se réduire à des volumes simples, de forme ovoïde pour Renée Frachon, plus sphérique et ronde pour Melle Pogany, le nez devenir arête, les yeux disparaître en ne laissant subsister que l’arcade sourcilière, tendre vers l’abstraction ou une symbolisation extrême qui évoque l’art cycladique.
Léda (1926). Bronze poli, 53 x 78 x 24 cm, disque acier poli H. 0,5 x diam. 93 cm. Photo Centre Pompidou, Paris / Georges Meguerditchian
La sculpture, travailler avant tout avec la matière
Les sujets que Brancusi va, pour certains, retravailler plus de trente ans durant, ne répondent pas seulement à une interrogation sur la forme. C’est d’abord à l’épreuve des matériaux que le sculpteur se confronte. Inventeur de la sculpture moderne, il délaisse le modèle en glaise pour s’affronter en direct à la matière choisie. C’est au burin, à la masse, à la scie circulaire et à la meuleuse qu’il s’attaque à la pierre. En rupture avec la technique du modelage, il privilégie un travail artisanal, pour le bois ou la pierre, à la manière d’un ébéniste. Une perception immédiate de la nature du matériau auquel la vibration de la sculpture donne vie. Son atelier, c’est l’antre, ou le cocon, dans lequel il concrétise son idée, sa maison de création formelle, un lieu de recherche permanent. Le calcaire, le plâtre, le marbre, mais aussi le bronze, patiné ou non, le laiton, l’acier ont leur propre logique dans son acte créateur. Les premiers modèles sont souvent extraits de fortes poutres ou de blocs de pierre. Le plâtre permet de raffiner la forme et de voir comment elle réagit à la lumière. Brancusi ne se laisse pas guider par les irrégularités du matériau. Son projet est premier. Il affectionne les matériaux durs, rigides, homogènes. Les formats ont aussi leur importance et l’artiste ne se contente pas d’agrandir une forme homothétiquement sans la retoucher pour que les proportions lui conviennent.
Les supports, une part de l’œuvre
L’un des éléments fondamentaux de son travail de sculpteur est la complémentarité qu’il accorde au support de l’œuvre, instaurant le plus souvent un dialogue entre les matériaux choisis pour le socle et ceux de la sculpture et le type de traitement particulier qu'il accorde à chacun. Là où le marbre poli ne laisse voir aucune irrégularité, le bois qui sert de support à l’œuvre est taillé grossièrement, laissant apparaître les irrégularités d’une coupe rudimentaire, les coups de gouge sur le bois, créant un dialogue intense entre le brut et le fini, des formes « populaires » rugueuses et les épures aristocratiques, l’aspect terrien, avec sa pesanteur, et l’élévation d’un modelé lisse et léger qui nous emmène ailleurs. Parfois ce sont des matières de même nature que l’artiste superpose les unes aux autres, jouant de l’alliance entre le marbre et le calcaire, par exemple. Parfois c’est le jeu des matériaux qu’il privilégie. Il pose un poisson de marbre au-dessus d’un miroir circulaire, laissant jouer les veinures du marbre comme vaguelettes à la surface de l’eau. Il superpose les volumes les uns sur les autres jusqu’à offrir plusieurs niveaux de lecture qui sont autant d’approches de l’œuvre.
Coupe I [v. 1917]. Bois (fruitier), 15,5 x 28 x 24,5 cm. Socle [1940]. Bois (chêne), 77,5 x 25 x 28 cm. Centre Pompidou, Paris. Legs Constantin Brancusi.
Au cœur, la culture populaire et la Roumanie
Au-delà de la quête incessante de l’artiste, non exempte de spiritualité, l’exposition révèle un aspect peu connu de ses sources d’inspiration. En installant dans le parcours un portail de ferme roumain et ses motifs sculptés, elle rappelle ce que l’imaginaire du sculpteur doit à la culture populaire de son pays et la manière dont il intègre cette mémoire qu'il porte en lui. L’exposition comporte ainsi nombre d’objets de bois grossièrement sculptés qui font contrepoint et n’ont d’autre utilité que de poser avec acuité la question de ce qu’est l’art : une tasse pleine, perchée sur un morceau de poutre sculptée, ou un vase qu’on peinerait à utiliser pour mettre des fleurs. Les rhomboïdes superposés qu’il élève à travers sa Colonne sans fin, de hauteur d’abord modeste, en 1926, avant d'atteindre une hauteur vertigineuse – plus de trente mètres – dans le monument aux héros de la Première Guerre mondiale qu’il réalise à Târgu Jiu en Roumanie dans les années 1935-1938, rappellent le travail de sculpture à gros traits de certaines habitations campagnardes. Les coqs dont le jabot « à étages » fait référence aux quatre syllabes du cri du coq – co-co-ri-co – qui font, dans la tradition, peur aux mauvais esprits et accompagnent les morts traversent son œuvre. La Maïastra, cet « oiseau de l’âme » qu’on plaçait sur les tombes durant les quarante jours qui suivaient un décès pour permettre l’élévation de l’âme et lui éviter de se réincarner dans un animal terrestre, est une autre référence à la culture populaire. L'oiseau figurait d'ailleurs dans le projet initial de la Colonne de Târgu Jiu, qu'il devait coiffer.
Autoportrait dans l’atelier et tronc d’arbre, avec deux motifs du Baiser, v. 1934. Encre noire sur tirage contact (?) de Brancusi, 12,4 x 10,3 cm. Centre Pompidou, Paris. Dation 2001.
Regarder l’œuvre. L’importance du point de vue et le rôle de la photographie
Brancusi est attentif à la manière dont la lumière joue sur la sculpture et dont la prise de vues modifie la perception de l’œuvre. C’est pourquoi, mécontent du travail de certains photographes chargés de reproduire les œuvres, il décide de s’équiper d’un matériel professionnel pour les réaliser lui-même. L’aide de Man Ray et d’Edward Steichen lui sera précieuse. Mais il ne se contente pas de rechercher le bon angle et la bonne lumière. La photographie lui permet de matérialiser l'évolution de sa pensée et la progression de la réalisation de l’œuvre. Les photographies réalisées par Brancusi lui-même aux divers stades de son travail permettent de suivre, étape par étape, la démarche du sculpteur. Il joue aussi avec elles pour se définir. Son Autoportrait dans l’atelier et tronc d’arbre avec deux motifs du Baiser (vers 1934) qui superpose plusieurs images – l’artiste dans son atelier avec en fond quelques rhomboïdes de la Colonne sans fin, quelques plantes qui lui sortent du corps et les motifs du Baiser – révèle de manière éloquente la perception que le sculpteur a de lui-même.
Symbole de Joyce, 1929. Carton et métal, diam. 76,2 cm. Moderne Museet, Stockholm. Donation 2004 from Pontus Hultén.
Croiser l’homme avec son époque
L’un des grands intérêts de la rétrospective, c’est aussi de relier Brancusi à son époque. Les figures de Fernand Léger, dont un tableau figure dans l'exposition et de Kokoschka qui réalise un portrait de Brancusi le montrent lié aux artistes de son temps. Des statuettes de Gauguin (Oviri), d’art cycladique ou d’art africain en bois, associées à des œuvres de Brancusi, montrent le sculpteur immergé dans les préoccupations artistiques de son temps. Dans ses dessins apparaissent la référence à Joyce. Invité à faire un « portrait » de l’écrivain pour illustrer un livre composé de trois extraits de Finnegans Wake, Brancusi, reprenant le motif circulaire des verres de lunettes de l’écrivain, conçoit finalement une spirale symbolique qu’il intitulera plus tard Symbole de Joyce. Les ready-made de Duchamp accompagnent aussi le parcours pour dire que leurs différences d’approche artistique, la recherche d'un art « non rétinien » de Duchamp alors que Brancusi s'intéresse à l’essence et à la sublimation des choses, n’ont pas freiné les rapports amicaux des deux artistes qui se retrouvent sur le sol américain.
Borne-frontière, 1945. Pierre (calcaire), 184,5 x 41 x 30,8 cm. Centre Pompidou, Paris. Legs Constantin Brancusi, 1957.
Un Baiser fondateur…
La première apparition du Baiser, en 1907-1908, coïncide avec le choix du sculpteur de créer en taille directe, technique qui privilégie le bloc originel d’où surgit la forme. En 1909, le Baiser devient couple-colonne aux jambes étroitement associées – la sculpture se trouve aujourd’hui installée au cimetière du Montparnasse. Brancusi reprend la figure d’origine en 1916 et en 1923-1925 dans une forme plus cubique encore. Dans les deux versions, les bras sont nettement géométrisés et le volume disparaît au profit d’une gravure qui souligne la masse du bloc, celle de 1916 individualisant davantage les deux figures qu'unit le baiser. La séparation entre l’homme et la femme est aussi plus marquée. Vers 1940, la simplification géométrique s'accentue. En 1945, changement de perspective : à travers sa Borne-frontière, Brancusi fait du Baiser un symbole de l’harmonie entre les peuples. Il décline le motif sur toutes les parties de la Borne, en les traitant chaque fois différemment. Si au centre on retrouve la forme du couple déjà explorée, c’est par une gravure au trait sans modelé qu’il répète le motif au-dessus et au-dessous, conférant à son tracé un motif vaguement égyptien.
Princesse X, 1915-1916/ Bronze poli, 61,7 x 40,5 x 22,2 cm. Socle : pierre (calcaire), 14,5 x 19,5 x 18 cm. Centre Pompidou, Paris. Legs Constantin Brancusi, 1957.
… Et des « flottements » de sexe
Si, bien que légère, une différenciation sexuelle apparaît dans le Baiser entre les deux personnages, Brancusi s’amuse dans d’autres œuvres à brouiller les cartes. Telle cette Princesse X dont la courbure du dos et sa terminaison capée ainsi que les deux appendices qui en occupent le devant font furieusement penser à un sexe masculin. Dans un ordre d’idées similaire, le Torse de jeune homme que l’artiste travaille avec plusieurs matériaux, en bois comme en métal, avec sa forme de fourche orientée vers le bas, révèle une indécision quelque peu troublante, laissant penser que le sculpteur, qui règle par ailleurs avec une précision maniaque sa mise en scène en tant qu’artiste, s'amuse peut-être tout en affirmant, à travers cette ambiguïté, que l’épure transcende la forme humaine.
Un événement construit autour de l’atelier du sculpteur
Des photographies, des dessins et des films accompagnent un ensemble exceptionnel de sculptures, jouant sur le dialogue entre les plâtres de l’Atelier Brancusi et les originaux en pierre ou bronze, prêtés par de nombreuses collections privées et muséales (Tate Modern, MoMA, Guggenheim, Philadelphia Museum of Art, The Art Institute of Chicago, Dallas Museum of Art, Musée national d’art de Roumanie, Musée d’art de Craiova…). Enfin, l’exposition présente la reconstitution à l’identique de l’atelier du sculpteur. Celui-ci, en effet, a légué à l’État français en 1956 l’ensemble de ses ateliers avec tout leur contenu (œuvres achevées, ébauches, plâtres originaux, meubles et outils), à charge pour le Musée national d’art moderne de reconstituer l'atelier tel qu’il était impasse Ronsin. On retrouve là le souci de l’artiste qui avait élaboré dans son lieu de travail une véritable scénographie.
Près de trente ans séparent cette exposition de la précédente et unique rétrospective consacrée à Brancusi en France, en 1995. Sa richesse et la diversité des points de vue qu’elle fait apparaître en font un événement à ne pas manquer.
Brancusi – L’exposition
S Commissaire Ariane Coulondre S Commissaires associés Julie Jones (Photographie), Valérie Loth (Recherche) S Chargée de production Olga Eda-Guichard S Architecte-scénographe Pascal Rodriguez, assisté de Floriane Pytel.
Centre Georges-Pompidou – Place Georges-Pompidou, 75004 Paris
Du 27 mars au 1er juil. 2024, 11h-23h le jeudi, les autres jours (sf mardi) 11h-21h