14 Avril 2024
Peut-on parler de l’inceste à des adolescents ? Alors qu’un Français sur dix confie en avoir été victime, le spectacle de la compagnie Superlune met en évidence l’importance de dire, même longtemps après les faits.
Un sondage Ipsos réalisé en 2020 à la demande de l’association France Inceste révèle qu’un Français sur dix reconnaît avoir été victime d’abus incestueux dans son enfance. Même si les garçons sont aussi touchés, les filles sont majoritairement les victimes de ces agressions qui surviennent en moyenne à l’âge de neuf ans. Les agresseurs, dans leur écrasante majorité (96 %), sont des hommes et un tiers d’entre eux sont le père ou le beau-père de l’enfant. Le bilan est effarant. 160 000 enfants sont victimes d’agressions sexuelles chaque année et un enfant meurt tous les cinq jours, victime de sévices sexuels. Pourtant 70 % des plaintes sont classées sans suite pour « infractions insuffisamment caractérisées » et, dans 9 cas sur 10, la famille prend le parti de l’agresseur. Enfin, sur les 10 milliards d’euros par an environ que coûtent, en termes de santé, ces violences, les deux tiers sont liés aux traumatismes psychologiques qui en résultent et se traduisent par des troubles mentaux, un suivi médical accentué, des conduites à risque… La Compagnie Superlune oriente sa création théâtrale majoritairement en direction des adolescents. Elle choisit, avec Vive, d’aborder ce terrain difficile.
Vive. Le temps ne fait rien à l’affaire
Le spectacle met en scène une jeune femme qui, arrivée à la trentaine, dépose plainte contre son père. Un acte difficile, réalisé au terme de décennies de silence, pour se libérer enfin d’une emprise qu’elle a pourtant combattue dans l’omerta générale qui pèse sur ce tabou. Entre salle du tribunal et flash-back remontant à son enfance – le premier viol se produit alors qu'elle a sept ans – la pièce retrace le chemin parcouru par l’enfant devenue femme qui, nonobstant ses accusations, a mis ses pieds dans les pas de son père – elle est, comme lui, devenue chef étoilé, ce qui pourrait apparaître comme du mimétisme ou une admiration sans borne en dépit des sévices dont elle témoigne et autorise le questionnement sur la validité de l’accusation qu’elle formule. Dans un espace quadrifrontal – les spectateurs entourent l’aire carrée du jeu, le quatrième côté pouvant être constitué par les gradins, – les spectateurs, au milieu duquel les acteurs se changent à vue, figurent les jurés qui auront à juger de la culpabilité ou non du père.
Le poids du secret sur un ring de boxe
Elle adore son père, la petite fille qui lui récite le loup et l’agneau sans savoir que La Fontaine a déjà fait les jeux. Parce qu’elle est la petite chérie, celle qui se différencie des autres frères et sœurs, parce qu’elle est plus brillante, plus volontaire aussi. Un grand-père pâtissier, un père chef étoilé, la cuisine est dans la famille et elle est l’héritière désignée dans la lignée. C’est donc dans une famille « normale », pas déclassée socialement, pas en marge, qu’elle s’inscrit, pour dire que la question de l’inceste ne touche pas une classe ou une catégorie socioprofessionnelle mais les concerne toutes. Dans l’espace enserré par le public, elle raconte. La première fois. La main de son père dans sa culotte. Le sentiment que c’est mal. Le secret « à tous les deux » qu’il lui fait promettre. Les visites nocturnes jusqu’à ses quatorze ans où elle prend le mors aux dents. Les questions du juge sont incisives. Il demande des détails, de ceux qu’on ne livre pas en public parce qu’il y a la pudeur et la honte. De quoi faire reculer nombre de ces ex-enfants abusés.
Faire parler le corps
Si le viol est tu, les indices existent, le corps parle. Refus de se lier avec ses camarades de classe, mutisme, impression d’étouffement qui se mue en insolence à l’adolescence. Avec des résultats scolaires en chute libre, et les doutes du corps enseignant, impuissant devant le silence de l’élève. La comédienne qui incarne la jeune femme se tord et se démène, pensant arracher la douleur à coups de « trop », à coups de noyades dans ce qui passe à sa portée – la danse à s’oublier, la musique à fond les balais, pour certains c’est l’alcool ou la drogue. Sur des sons rock électro, parfois mâtinés de techno, c’est un air de « no future » qui résonne, l’expression d’un mal de vivre qui oblitère tous les moments. Si le soleil apparaît dans les dessins de l’enfant, il est noir comme ce qu’elle vit à l’intérieur. Surnager, ce sera pour la jeune fille faite advenir à la lumière ce qui est resté occulté, même si le prix à payer est lourd. Une lutte contre elle-même avant de dresser son acte d’accusation.
Le silence des proches
Au cours du procès, les familles sont interrogées. Le spectacle met en scène, sous les propos embarrassés des différents membres de la famille, le silence, camouflé sous de fallacieux prétextes : fille préférée, différence, renfermement, esquives, avec un rien parfois, d’esprit revanchard. Et puis le sentiment qu’on ne pouvait rien faire. La mère quant à elle fait l’autruche. Elle a trop de boulot pour surveiller dans les détails la bonne marche de la famille. Elle n’a rien remarqué et la fillette ne lui a rien dit. Et d’ailleurs, ce n’est tout bonnement pas possible. On gratte un peu et les violences domestiques font escorte au viol. L’autoritarisme fait surface et, face à lui, la peur. On gratte encore et c’est l’histoire familiale qui remonte. Sous le vernis rassurant de la respectabilité, les failles apparaissent même si les démentis sont là, ce qui explique le nombre de cas « insuffisamment » documentés.
Une fable théâtrale
Créée dans deux versions, la pièce s’adapte aussi bien au cadre d’une classe qu’à une salle polyvalente ou à une petite salle de spectacle dans un rapport de proximité avec les spectateurs. C’est tambour battant, à coups de séquences courtes et nerveuses, que s’accumulent les éléments du procès qui se construit devant les yeux du public et dans lequel interviennent juge, avocat de la défense, famille et psychologue. Hormis la jeune femme, Anaïs, les comédiens se répartissent les rôles et l’accessoire fait la fonction. Il suffit d’une toge, noire pour l’avocat de la défense, rouge pour le juge, pour recréer l’atmosphère du tribunal, d’une toque et d’une veste blanche ornée d’un ruban tricolore pour camper le cuisinier étoilé. Le comédien qui joue le juge pourra tout aussi bien interpréter le grand-père pâtissier ou le proviseur du lycée, l’avocat de la défense se muer en père incestueux, l’actrice qui endosse le rôle de la mère devenir la psychologue qui en dénonce l’attitude. Les rôles tournent d’un comédien à l’autre par la vertu d’un veston ou d’une toge, d’un blouson de cuir ou d’une jupe longue. On navigue avec la même rapidité du tribunal à la chambre d’Anaïs et du lycée à la salle de cuisine. On passe de l’enfant à l’adolescente et à la jeune femme. Le texte oscille entre l’inflation de l’art oratoire qui est l’apanage du prétoire et la parole intime, retenue, peuplée de non-dits et d’éloquents silences. La langue ne vise pas au naturalisme. Elle est châtiée, poétique parfois, métaphorique plus que descriptive et non exempte de lyrisme.
Le théâtre, pour quoi faire ?
Le spectacle ne prétend pas apporter de réponse aux violences subies par les enfants. Beaucoup de difficultés se dressent dont l’âge des enfants n’est pas le moindre, le mutisme des familles aussi. Le spectacle néanmoins esquisse la possibilité d’une aide, qu’on sollicite hors de la famille pour échapper à l’étouffoir de celle-ci. Il dit que si les blessures resteront à vif, il est possible de se laver de la culpabilité de ces rapports subis dont on porte la responsabilité malgré soi pour réapprendre à vivre. Parce que le crime d’« amour » sur des mineurs est la pire des violences familiales, qu’il s’exerce d’autant plus intensément que la contrainte n’est pas seulement physique et que celui qui fait violence est quelqu’un que l’on aime. Il dit enfin la force de la parole dans le processus de guérison, qui permet d’expulser le chancre qui ronge et de le mettre à distance à défaut de le supprimer. La suite, c’est le relais que les associations locales peuvent apporter, le travail de terrain qu’elles effectuent au quotidien. Mais cela, c’est hors du théâtre. Le théâtre, quant à lui, aura cependant servi à l’éveil des consciences.
Vive
S Texte Joséphine Chaffin S Mise en scène Clément Carabédian et Joséphine Chaffin S Avec Clément Carabédian, Estelle Clément-Bealem, Hermine Dos Santos et Patrick Palmero S Créateur musique et son Théo Rodriguez-Noury S Créatrice lumières Mathilde Domarle S Créatrice costumes Agathe Trotignon S Chorégraphe Nina Vallon S Assistanat à la mise en scène Bastien Guiraudou S Production Compagnie Superlune S Partenaires Aide à la création ARTCENA, Aide à la création DRAC Bourgogne Franche-Comté, Aide à la production Bourgogne Franche-Comté, Aide à la création Saône et Loire, Jeune Théâtre National, Scène Nationale de Mâcon, Théâtre Jean Vilar (Bourgoin-Jallieu), Festival Méli’Mômes - Nova Villa (Reims), Théâtre Théo Argence (Saint-Priest), Théâtre L’Allégro (Miribel) S Spectacle créé en salle au TNP Villeurbanne en juillet 2023 S Texte lauréat de l'Aide la création ARTCENA 2022 S Tout public (à partir de 13 ans) S Durée 1h25
TOURNÉE
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