13 Avril 2024
L’écriture incandescente de Claudine Galea et la mise en scène opératique de Laëtitia Guédon proposent une approche critique en même temps que lyrique du héros homérique à travers trois visions de femmes qui ont jalonné l'aventure d'Ulysse.
C’est sur le crâne gigantesque d’un cheval que s’ouvre le spectacle. Un vestige de cheval de Troie ramené à l’os. Un résidu monstrueux, un reste d’après la bataille qui en révèle la vanité en même temps que la valeur mortifère. Retourné, il abritera en son creux la scintillante grotte de Calypso, la nymphe avec laquelle Ulysse passera sept ans avant de reprendre son voyage intérieur en même temps que « réel » sur les routes périlleuses qui le mènent à Pénélope. Sur la ligne de son profil, le cheval figurera le chemin métaphoriquement escarpé des retrouvailles.
Une femme fait son apparition. Elle est Hécube, la reine déchue de Troie en flammes. Dans le partage des dépouilles qui suit la victoire des Grecs après les dix années qu’ont duré la guerre, elle a échu comme esclave à Ulysse, par qui son malheur a été accompli.
Une pièce sans dieux
De l’épopée homérique et du personnage d’Ulysse dans l’Iliade et l’Odyssée, la mémoire a retenu l’image du héros qui ruse pour éviter de partir à la guerre en jouant la folie et l’inventeur du stratagème du cheval qui permet la victoire des Grecs. Son retour, qui fait l’objet de l’Odyssée, est entravé par la colère du dieu des flots, Poséidon, qui lui fait traverser, selon Homère, toutes ces épreuves. Il ne doit son salut qu'à la protection d’Athéna, qui met fin à la vindicte de Poséidon. Claudine Galea et Laëtitia Guédon ramènent le propos de la guerre de Troie à la responsabilité des hommes. Aucune intervention « supérieure » ne justifie leur folie, Ulysse avec eux, et les vicissitudes qu’il subit ne sont que le reflet de ce qu’il est. Les trois femmes qui ponctuent ici une partie de son parcours lui renvoient différentes facettes d’une image de lui-même. Elles constitueront comme autant d’étapes d’un chemin de croix, d’un voyage initiatique conduisant à une prise de conscience qui signe la mort du « héros ».
Trois femmes pour trois facettes en négatif
Les trois étapes de ce qui pourrait apparaître comme le parcours d’une rédemption pour Ulysse passe d’abord par Hécube, malheureuse reine de Troie dont les enfants seront, presque tous, condamnés à un sort funeste. Elle a vu le sang de ses enfants répandu par les Grecs. Sur les ruines de Troie fumante, sa fille Polyxène a été immolée sur le tombeau d’Achille. Parmi ceux qu’elle chérit lui reste Polydore qu’elle croyait à l’abri auprès du roi de Thrace, Polymestor. Mais celui-ci, pour s’approprier les richesses de Troie en dépôt chez lui, tue Polydore et Hécube découvre le corps de son enfant sans vie. Elle se mue alors en vengeresse sans pitié. Elle fait aveugler Polymestor par les Troyennes et égorge elle-même les enfants du roi. Némésis impitoyable, elle hurle à la mort et mord avant d’être transformée en chienne, enragée. D’Ulysse elle est le double impitoyable qui se repaît de sang et baigne dans le massacre, sa sœur en meurtres et son épouse sanglante. Elle est celle qui dénonce, sous le couvert du héros, le monstre qui se cache. Accusatrice et justicière, elle accueille l’homme que vomit le cheval de Troie et qui, peut-être, voudrait bien oublier l’apocalypse qu’il a déclenchée.
Comme une traînée sanglante qui suit Ulysse…
C’est un être douloureux que les étapes suivantes révèlent. Dans les bras et le sexe de Calypso, Ulysse a recherché l’oubli. Il s’est refugié dans le ventre de la grotte de l’Océanide comme on se cache dans le ventre de sa mère. Laëtitia Guédon, à travers la silhouette massive de Séphora Pondi, fait de Calypso une sorte de divinité tutélaire héritée d'un monde à l'état de nature, une idole de temps immémoriaux dans laquelle Ulysse recherche l’oubli. Mais l’homme a tué ces dieux premiers, symboles d’un temps où il vivait en accord avec la nature. Il n’est point de havre possible et Ulysse repart à la poursuite de Pénélope, le but de son voyage. Le sang, à nouveau coulera. Mais ce n’est pas sur l’épisode du massacre des prétendants que Claudine Galea et Laëtitia Guédon mettent l’accent, mais sur les retrouvailles des deux époux. Figée dans l’attente, Pénélope est devenue comme une statue de sel. Proie et femme sacrifiée, comme toutes les femmes qu’Homère met en scène sans leur accorder la moindre place tant les récits de bataille et le sort des « héros » conditionnent l’épopée, elle a cessé de vieillir. Privée de parole, elle accueille un Ulysse souffrant. Éric Génovèse campe magnifiquement cet homme brisé, à terre, parvenu au bout de son parcours sanguinaire, qui se traîne à ses pieds. C’est parce qu’il est tombé de son piédestal qu’elle retrouvera l’usage du langage et qu’Ulysse pourra être sauvé. Son salut passe par son anéantissement et sa fusion avec le pays natal retrouvé, Ithaque.
Pénélope, Ulysse 3 et le Chœur. Trois Fois Ulysse - Coll.Comédie-Française © Christophe Raynaud de Lage
Un voyage lyrique à travers la Méditerranée
Il y a dans ces longs monologues proches du récitatif des trois femmes qui jalonnent le parcours d’Ulysse et les interventions de celui-ci quelque chose de l’origine du théâtre antique, comme ces protagonistes qu’accompagne le chœur à qui sont dévolus les dithyrambes des héros, les chants et les paroles chantées. Mais la fonction du chœur se trouve ici détournée de la fonction de commentaire que portent les choreutes. Elle fonctionne davantage comme un deuxième texte, musical, qui souligne par son répertoire le déplacement dans le temps et dans l’espace du voyage d’Ulysse. Les chants puisent dans un répertoire qui va des chants en araméen, la langue parlée à l’époque du Christ, à l’époque contemporaine, en passant par la polyphonie médiévale ou par le Lamento delle Ninfa composé par Monteverdi pour Orfeo. Cette traversée du temps et de l’espace va de pair avec une traversée des styles, passant de la musique celtique à la psalmodie orthodoxe a capella, de la musique sacrée au chant traditionnel. Ces morceaux, interprétés par le chœur Unikanti, ajoutent au spectacle des moments forts, déconnectés du réel, qui transportent par leur étrangeté et leur élévation. La beauté des timbres et des mélodies ne permet pas seulement de meubler les changements de décor qui séparent les trois parties. Elle entre en résonance avec la ritualisation que propose la mise en scène. Elle occupe une fonction organique, comme une pulsation qui entretient avec le texte un rapport puissant.
Une écriture toute en épithètes
Variation autour du personnage d’Ulysse, Claudine Galea imagine de son côté le texte comme une partition musicale en longs monologues construits sur la rythmique des mots plutôt que sur le dialogue. En phrases courtes qui se superposent et s’accumulent comme la chape qui pèse sur le récit homérique, elle empile les épithètes associées par l’épopée au héros et vantant ses qualités pour en révéler l’inanité. À ce bombardement répond un autre mitraillage, celui qu’elle dresse en retour face aux « valeurs » homériques, qui dénonce les attributs négatifs de la virilisation de l’épopée. À la mélodie et à l’harmonie magnifique des chants du chœur qui portent des moments hors du temps et appellent au rêve d’un ailleurs répondent le haché, le martelé, le mouvementé du texte qui dénoncent ce qui se dissimule derrière la geste d’Ulysse.
Soleils noirs et eaux troubles
En fond de scène, une projection vidéo traverse le déroulement de la pièce. Hautement symbolique, elle commence avec les lueurs rougeoyantes d’un incendie qui ne s’éteint pas. La lumière de l’écran éclabousse la scène avec l’omniprésence mobile et toujours changeante de la mer qui rappelle le voyage d’Ulysse et que jours, nuits et tempêtes colorent dans une forme d’abstraction. Dans le globe assombri d’une lune aussi ténébreuse que le paysage sur lequel elle se pose, les scènes baignent dans une atmosphère d’apocalypse à l’image des troubles qui hantent la pièce. Soleil noir ou lune sans éclat accompagnent, dans une clarté brumeuse en perpétuelle métamorphose ce voyage qui n’en finit pas. La vidéo est comme le paysage mental teinté de meurtres, de mort et de sang d’Ulysse et il faudra la rédemption finale pour que se brise le globe funèbre et que se dissipe une atmosphère toute de pesanteur.
Oratorio plus que pièce de théâtre, confus parfois dans son propos, en particulier quand il superpose les aventures d’Hécube et celles d’Ulysse, le spectacle, dans son statisme revendiqué, fascine. Comme un rituel venu des profondeurs de l’histoire ou de la conscience où aèdes, comédiens et chanteurs font partager au spectateur une plongée cérémonielle hors du temps. Son lyrisme incontestable ne fait cependant pas oublier qu'il est question des destructions que, de tout temps, les hommes ont infligé au monde qui les entoure et que les plaies restent à vif.
Trois fois Ulysse de Claudine Galea
S Mise en scène Laëtitia Guédon S Scénographie Charles Chauvet S Costumes Charlotte Coffinet S Lumières Léa Maris S Vidéo Benoît Lahoz S Arrangements musicaux Grégoire Letouvet S Son Jérôme Castel S Direction de chœur Nikola Takov S Maquillages et coiffures Laëtitia Guédon S Assistanat à la mise en scène Quentin Amiot S Assistanat aux costumes Hélène Heyberger S Avec Éric Génovèse (Ulysse 3), Clotilde de Bayser (Hécube), Séphora Pondi (Calypso), Marie Oppert (Pénélope), Sefa Yeboah (Ulysse 1), Baptiste Chabauty (Ulysse 2) S et le chœur Unikanti Farès Babour, Simon Bièche, Manon Chauvin, Antonin Darchen, Adélaïde Mansart, Johanna Monty, Eva Pion, Guilhem Souyri S Réalisation du décor dans l’Atelier de la MC93, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis S Costumes réalisés au Théâtre du Vieux-Colombier S Le texte a été commandé à Claudine Galea par la Comédie-Française sur une idée originale de Laëtitia Guédon S Le texte est publié aux Éditions Espaces 34 et est représenté par L’Arche-agence théâtrale S La pièce sera diffusée sur France Culture à l’automne 2024 S Durée 1h40
Du 3 avril au 8 mai 2024, mar. 19h, mer.-sam. 20h30, dim. 15h
Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier – 21, rue du Vieux-Colombier, 75006 Paris