15 Août 2024
Entre un roi et une poule aux œufs d’or, notre cœur balance-t-il ? La fable impertinente et iconoclaste que présente Emma Dante fait feu de tout bois pour s’attaquer à tous les pouvoirs par le pouvoir du rire.
C’est une assemblée de poules qui ouvre le spectacle, escortant une robe noire aux déplacements erratiques que ne semble habiter aucun corps. De contorsion en contorsion émergent une tête, puis un torse. Ceux d’un roi aux titres à rallonges : un Anjou roi de Naples et de Sicile – une référence à la dynastie angevine qui régna dans le Sud de l’Italie de la fin du XIIIe siècle au milieu du XVe – à cheval sur ses propriétés françaises (Orléans, Forcalquier par sa femme), mais aussi italiennes (Giugliano, Portici…) sans lésiner sur les destinations lointaines (l’Albanie ou Constantinople) pour ne citer qu’une part des « circonvolutions » royales que dévident les serviteurs du roi. Un vrai puissant, qui a cependant un problème plus qu’embarrassant : en allant à la chasse, il a été pris d’une envie chiassante et urgente. Rien à proximité pour s’essuyer. À une poule abandonnée là, qu’il croit morte, il emprunte ses plumes. Mais las ! la poule était vivante et la voici installée dans le tréfonds royal, le cas de dire qu’il l’a vraiment dans le cul comme ne se prive pas de le noter crûment le spectacle… Et elle ne lâche pas prise, la volaille, s’installant de plus en plus profond dans le siège du roi qui, lui, ne peut plus s’asseoir, et donc trôner, ni même dormir. Voilà un roi en bien mauvaise posture, dont nous suivons les péripéties cocasses.
Un « classique » de la littérature italienne
Re Chicchinella est inspiré d’un conte napolitain du XVIe siècle, écrit par un soldat et courtisan d’abord au service du Doge de Venise avant de retourner à Naples sous la protection du prince d’Avellino : Giambattista Basile. La fable est rattachée à un cycle, le Conte des contes, que la sœur de l’auteur publiera à titre posthume, en 1634 et 1636, sous le pseudonyme anagrammatique de Gian Alesio Abbatutis, un recueil qu’on nommera aussi Pentamerone, en référence au Décaméron de Boccace parce qu’il est construit sur un mode similaire. Premier recueil littéraire européen entièrement composé de contes, il se présente en cinq journées comptant au total une cinquantaine de contes, issus en partie de la tradition orale napolitaine et rédigés en dialecte du pays. Si l’Europe moderne a tardé à mesurer l’importance du Conte des contes – il faut attendre 1925 et la traduction en italien de Benedetto Croce pour que l’œuvre soit vraiment reconnue – on trouve des échos à ses récits chez les frères Grimm comme chez Charles Perrault.
Le Conte des contes obéit au principe des récits gigognes. Le récit-cadre met en scène une princesse qui ne rit jamais. Pour dérider sa donzelle de fille, le roi fait installer une fontaine d’huile, source de glissades et de chutes. Une réussite à ceci près qu’une vieille en est victime et jette un sort à la princesse. Celle-ci devra remplir une cruche de larmes pour réveiller le prince qui lui est destiné. Elle est près du but mais elle s’endort et une esclave vole la cruche et épouse le roi. Enceinte, la reine usurpée réclame des récits dont la princesse est l’une des conteuses. Au bout des cinq journées où ils s’enchaînent, la vérité éclate. Le dernier conte sera fatal à la reine et clora le principe de ces contes dans le conte.
Une oie qui devient poule et un roi « poussin »
Re Chicchinella s'inspire du conte qui ouvre le cycle du cinquième jour, la Papara (l'Oie), qui se mue ici en poule tandis que règne sur la basse-cour un roi devenu poule-poussin (chicchinella) après l'installation de son intruse à l'endroit stratégique de son séant. Un coq bien mal en point dans cette affaire de croupion. Emma Dante plonge avec délices dans la truculence populaire du récit. Car c'est autour de cette affaire de trou du cul que se décident les affaires du trône. Les gallinacées qui se pressent autour du roi, serviteurs et courtisans des deux sexes qui ne sont plus d'aucun des deux ou des deux à la fois se muent en petits rats d'opéra aux dessous coquins et au soutien-gorge scintillant qui dansent autour du monarque un ballet aussi cocasse qu'enlevé. Il y a quelque chose de fellinien dans la galerie de personnages qui font le show en clin d'œil au public. Point de faux-semblants convenables ni de pudeurs de rombière. Le roi à des plumes qui lui sortent du cul à chaque effort de déféquer, les courtisans en rajoutent dans l'obséquiosité, la farce est volontairement appuyée, à la manière des archétypes populaires du comique
Une physicalité intense
Emma Dante force le trait dans la gestuelle des personnages. Lorsque le roi et la reine, face à face, se disputent comme de vulgaires humains, c’est à un combat de coqs qu’elle nous convie, où l’éloquence des attitudes devient discours en soi. L’un avance le buste, impérieusement, sur le buste de l’autre qui, sans reculer, penche dangereusement vers l’arrière, à la limite de la chute. Et lorsque le roi cesse de se nourrir, espérant affamer la poule qui est en lui au point de la tuer, il se creuse le torse jusqu’à en faire saillir les os tandis qu’autour de lui l’entourage fait bombance dans une outrance chorégraphiée du plus haut comique. La physicalité est partout, dans le trop permanent, dans une liberté d’être qui ne cesse de jouer avec le paraître.
La ridiculisation du pouvoir
Mais le spectacle ne se contente pas d’introduire un dérèglement organisé et systématique par le biais du jeu, c’est au cœur du pouvoir qu’il s’attaque. Au personnage de ce roi qui ne cesse de rejeter sa couronne tant il est affligé, placé au centre de la ronde grotesque des courtisans qui le narguent, s’ajoute une péripétie du récit qui en rajoute une louche. Car à chaque relâchement des sphincters de ce monarque en perdition, un œuf d’or est expulsé du trou royal, ce qui ne laisse pas, loin s’en faut, l’entourage indifférent et suscite sa cupidité. Et lorsque le roi décède, cédant sa place à la poule qui vivait en lui, celle-ci continuera à pondre ses embryons ovoïdes de métal précieux pour le plus grand bénéfice de l’entourage qui s’empressera de consacrer celle par qui la richesse arrive. L’argent, d’où qu’il sorte, n’a pas d’odeur et celui qui le possède gouverne le monde… Une poule de chair et d’os sera placée sur le trône sous l’œil attentif de ceux à qui cette richesse profite.
D’un pouvoir à l’autre
Emma Dante, avec l’humour féroce mâtiné de tendresse qu’elle montre pour le caractère dérisoire de notre humanité, ne se contente pas de fustiger le pouvoir politique et celui de l’argent. Elle s’attaque aussi, de manière détournée mais toutefois explicite, au poids de la religion, un incontournable, encore aujourd'hui, de la société italienne. C’est assis sur des prie-Dieu que les courtisans prennent le thé devant le roi mis au supplice parce qu’ils s’empiffrent, et l’enclos du poulailler à l’intérieur duquel la poule accède au pouvoir suprême, composé de prie-Dieu assemblés qui enserrent le volatile, pourrait autoriser les mauvaises langues à parler de collusion entre le sabre et le goupillon…
On l’aura compris, cette chicchinella pas chichiteuse pour deux sous et jamais avachie pousse comme un mauvais chiendent sur la chienlit de cette chierie très embouchée. Elle offre une satire sans masque ni bergamasque, aussi grinçante qu’hilarante, d’un monde en pleine déconfiture qui ressemble furieusement au nôtre. La musique est d’ailleurs là pour nous le rappeler. Aux lamentations lyriques du Rinaldo de Haendel succède une chanson puisée dans l’univers de la variété. Majesté, si ton pouvoir fout le camp, le principe du pouvoir ne disparaît pas et il appartient au rire d’en grignoter les fondements. C’est encore une histoire de cul, si l’on a très mauvais esprit…
Chicchinella
S Texte et mise en scène Emma Dante S Librement inspiré du Conte des contes de Giambattista Basile S Avec Angelica Bifano (la Princesse), Viola Carinci (une Infirmière), Carmine Maringola (le Roi), Davide Mazzella & Simone Mazzella (les Pages), Annamaria Palomba (la Reine), Samuel Salamone (le Médecin), Stéphanie Taillandier (la Dame d’honneur), Marta Zollet (une Infirmière), Davide Celona, Roberto Galbo, Enrico Lodovisi, Yannick Lomboto (les Dames de la cour) S Éléments scéniques et costumes Emma Dante S Lumières Cristian Zucaro S Assistante costumière Sabrina Vicari S Technicien en tournée Marco D’Amelio S Traduction du texte en français Juliane Regler S Surtitres Franco Vena S Coordination et diffusion Aldo Miguel Grompone, Rome S Production Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa / Atto Unico / Compagnia Sud Costa Occidentale / Carnezzeria srl S Coproduction Teatro di Napoli – Teatro Nazionale / Teatro Stabile del Veneto – Teatro Nazionale / Les Célestins –Théâtre de Lyon / Châteauvallon-Liberté, scène nationale / Cité européenne du théâtre – Domaine d’O – Montpellier | Printemps des Comédiens S Premières françaises à Châteauvallon-Liberté, qui a accueilli, depuis 2011, neuf spectacles d’Emma Dante et assuré la production déléguée de Pupo di Zucchero (2022) et Misericordia (2023) S Spectacle en dialecte napolitain surtitré en français S Pour tous dès 15 ans S Durée 1h
Mercredi 17 & jeudi 18 avril 2024 à 20h30
Châteauvallon-Liberté, scène nationale, au Liberté, salle Albert Camus à Toulon.
TOURNÉE
5 → 6 octobre 2024 Comédie de Caen, Théâtre d'Hérouville
9 → 13 octobre 2024 Les Célestins –Théâtre de Lyon
15 → 18 octobre 2024 La Comédie de Genève
5 novembre 2024 Potenza
7 → 17 novembre 2024 Teatro di Napoli
5 décembre 2024 Teatro Nuovo Giovanni da Udine
6 → 8 décembre 2024 Teatro Stabile del Veneto – Venezia
11 → 15 décembre 2024 Teatro Stabile del Veneto – Padova
19 → 22 décembre 2024 Teatro Rossini – Pesaro
7 → 29 janvier 2025 La Colline – Paris
1 & 2 février 2025 Teatro Kismet – Bari
6 & 7 février 2025 Reggio Emilia
13 → 16 février 2025 Teatro Metastasio – Prato
18 février 2025 Teatro Galli – Rimini
8 → 13 avril 2025 Teatro Carignano – Turin