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Arts-chipels.fr

Nos pères ne rêvent plus en roumain. Un spectacle plein de fraîcheur sur l’exil et la quête des origines.

Nos pères ne rêvent plus en roumain. Un spectacle plein de fraîcheur sur l’exil et  la quête des origines.

Comment se définir quand une chape de silence occulte le passé de vos parents ? Pour la traverser, Lia Ionel et Wanda Efremov Bobescu déploient toute leur énergie – qui est grande – pour remonter à la source.

Elles sont pleines d’enthousiasme, ces deux jeunes filles qui évoluent sur un sol de fragments de plastique noir parsemés d’éclats argentés et dorés qui jouent sous la lumière et évoquent les cendres de papiers qu’on aurait brûlés dont le contenu aurait été perdu. Et il y a un peu de cela dans leur démarche : tenter de retrouver, dans ces fragments, les traces d’un passé disparu dont elles savent qu’il a existé sans le connaître. Il se masque derrière le silence de leurs pères, qui ont quitté la Roumanie à une période de triste mémoire : la dictature de Nicolae Ceaucescu, qui règnera sans partage d’abord en tant que secrétaire du Parti communiste roumain en 1965, puis de 1974 à 1989, comme président, réélu par des simulacres d'élections démocratiques jusqu’à son exécution, après une procédure expéditive de 55 minutes, le 25 décembre 1989.

Photo © G. Plas

Photo © G. Plas

Un règne de terreur idéologique et de misère du peuple

Durant ses presque vingt-cinq ans de règne, où il développe un véritable culte de la personnalité, faisant bâtir un palais pharaonique de350 000 m2 et 1 100 pièces et rasant le vieux quartier de Bucarest pour se créer une perspective « socialiste » capable de rivaliser avec les Champs-Élysées, il instaure un régime de terreur qu’il assoit sur la Securitate, la police politique. Il détruit le patrimoine historique, symbole pour lui de l’oppression du prolétariat, affame la population, décrète une politique nataliste qui conduit les enfants, les parents n’ayant pas les moyens de les élever, à l’orphelinat où ils vivent dans des conditions lamentables et font l’objet d’un trafic d’adoptions pour faire entrer des devises. La liste de ses exactions est longue et douloureuse. Elle prend fin lorsque le 17 décembre 1989, il donne l’ordre à l’armée de tirer sur des manifestants anticommunistes à Timişoara. La tuerie déclenche une émeute qui provoquera la chute du gouvernement.

Photo © G. Plas

Photo © G. Plas

Une amnésie volontaire

Sur le terreau du XXe siècle en lambeaux sur lequel elles dansent, elles se sont retrouvées, jeunes étudiantes. Leurs points communs : l’origine roumaine de leurs pères, leur statut d’artiste – l’un est violoniste, l’autre circassien –, leur émigration en France où ils se sont mariés. Leur autre caractéristique : ils font silence sur la Roumanie, éludent les questions de leurs filles, ne parlent jamais de leur vie au pays, de leurs familles. Une omerta qu’elles vont s’employer à briser pour se connaître, renouer les fils du passé, à commencer par leurs noms et prénoms et par les poncifs attachés aux Roumains : les Roms, la vie en caravane, Dracula. Découvrir cette langue qu’elles n’ont jamais entendu parler. Elles disent l’amour qui ne suffit pas à combler le vide, le gouffre d’aimer sans mots qu’elles devinent derrière le silence.

Photo © G. Plas

Photo © G. Plas

Une vie, la peur au ventre

Émergent par petites touches ce sentiment de peur jamais exprimé que portent leurs pères, cette peur qui les a fait s’enfuir et passer, après la chute du régime, pour lâches, parce qu’ils ont déserté. La peur aussi, s’ils parlaient, que des représailles s’exercent sur leurs proches restés dans un pays sous surveillance permanente, sous la menace qu’on les prive de leur moyen de survie, le travail, dans une Roumanie ravagée par la misère où corruption et marché noir sont les mamelles du régime. Elles ont, pour le dire, une certaine poésie et des mots qui touchent juste, réactivent les berceuses en roumain qui remontent des temps anciens, s’adressent à leur père en prenant le public à témoin. Son usure, sa douleur cachée, c’est sa patrie « qui creuse [son] âme ». Elles ont l’ardeur de la jeunesse, sa passion, sa véhémence. Elles sont pleines d’allant, se renvoient la balle avec humour. Et si elles convoquent Dracula, cette figure que les Roumains d’aujourd’hui voudraient gommer, c’est pour en retourner, quoique maladroitement, l’image négative.

Photo © G. Plas

Photo © G. Plas

Les leçons de l’exil

À travers le silence de leurs pères parlent les voix de tous ces exilés chassés du pays où ils sont nés par les circonstances. Leur désir de faire table rase, d’oublier pour effacer la douleur, il est celui de tous ceux qui ont tout abandonné, contraints par les événements, pour trouver refuge ailleurs, tenter de se reconstruire. Émigrés de tous les pays dont certains se pressent en masse aujourd’hui à nos frontières. Derrière leur mutisme, il y a la tentative d’oubli du traumatisme en même temps que le souci d’éviter de le faire partager à leurs proches. Ne pas parler de l’arrachement pour ne pas rouvrir les plaies et laisser les autres en paix. C’est ce mur que ces deux jeunes femmes tentent de briser. Parce que connaître d’où l’on vient permet de savoir qui l’on est et de mieux mesurer où l’on va. Elles ont des accents d'une grande authenticité qui ne trompe pas, qu'elles communiquent à travers leur dynamisme et une mise en mouvement permanente. Aussi même si le spectacle apparaît parfois un peu juvénile, si certaines parties mériteraient d’être mieux maîtrisées, l’émotion est là et elle passe des comédiennes au public de belle façon.

Photo © G. Plas

Photo © G. Plas

Nos pères ne rêvent plus en roumain

S Mise en scène Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu S Avec Lia Ionel, Wanda Efremov-Bobescu, Joan Brunet-Manquat S Collaboration artistique Mathias Marques Pereira S Son/musique - Ajustements musicaux et sonores Benoît De Galembert S Costumes Lia Ionel & Wanda Efremov-Bobescu S Scénographie Lia Ionel & Wanda Efremov-Bobescu S Durée 1h

Reprise à partir du 11 octobre 2024

Théâtre La Flèche - 77 rue de Charonne, 75011 Paris

Rés. info@theatrelafleche.fr 01 40 09 70 40

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