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Arts-chipels.fr

Pulcinella et l’Heure espagnole. Stravinsky et Ravel. La ronde des désirs prise au jeu d’exotismes de pacotille.

Pulcinella et l’Heure espagnole. Stravinsky et Ravel. La ronde des désirs prise au jeu d’exotismes de pacotille.

Guillaume Gallienne met en scène deux courts spectacles créés dans les deux premières décennies du XXe siècle : un ballet, assorti de chants, et une espagnolade virtuose en forme de « comédie musicale ». Plaisir et divertissement garantis !

Pulcinella et l’Heure espagnole n’ont, d’une certaine manière, pas de rapport si ce n’est la proximité de leurs dates de création (1911 pour l’Heure espagnole, 1920 pour Pulcinella) et leur thème – un jeu de séductions qui, selon les pièces, aboutit ou non. Pulcinella est un ballet, l’Heure espagnole, selon les termes mêmes de Maurice Ravel, une « comédie musicale ». Cependant, le jeu reste central dans les deux pièces. Il offre ainsi une matière rêvée à un metteur en scène de théâtre tel que Guillaume Gallienne qui choisit, pour tracer un chemin d’une pièce à l’autre une parenté du décor : un grand axe central autour duquel comédiens, chanteurs et danseurs, évoluent, comme un arbre gigantesque abritant des amours dans Pulcinella, comme un escalier conduisant de la boutique de l’horloger à sa chambre à coucher dans l’Heure espagnole. Un décor qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres surréalistes et les agencements de formes géométriques du cubisme. La chronologie, dans la présentation des deux spectacles, est à rebrousse-temps. Pulcinella vient en premier, l’Heure espagnole suivra.

Phot. © Stéphane Brion

Phot. © Stéphane Brion

PULCINELLA

Un ballet sur un thème qui emprunte à la commedia dell’arte

Le personnage de Pulcinella sort tout droit de la catégorie des zanni, ou valets de la commedia, emblématiques du petit peuple, tantôt rusés et manipulateurs, tantôt imbéciles et poltrons. Il est ici un doux rêveur, maladroit et innocent, autour duquel tournent deux jeunes filles aguicheuses. Leur amoureux – ou leurs souteneurs –, très remontés, vont chercher noise au pauvre Pulcinella, épris de sa propre belle, qui n’en peut mais. Il ne parviendra à se sortir du piège qu’en jouant sa propre mort – ici une pendaison assez carnavalesque – qui provoquera une prise de conscience de tous les personnages et une réconciliation générale. Mais foin ici des costumes du dix-huitième siècle. Ils sont résolument vingtième et se réfèrent plutôt aux années 1950-1960. Mais, petit clin d’œil malicieux du metteur en scène, la fiancée de Pulcinella, dans sa robe virginale, joue l’atemporelle Sylphide d’amour-toujours.

Phot. © Stéphane Brion

Phot. © Stéphane Brion

Une commande à Stravinsky sur des airs de Pergolèse

Créés en 1907 en Russie, la compagnie de ballet et d’opéra de Serge Diaghilev a entamé dès 1911 une carrière internationale pleine de succès avant de se fixer à Monte Carlo, Londres et Paris. Sa notoriété est immense et Diaghilev pratique une politique de commandes à de nombreux artistes. Après les scandales de l’Après-midi d’un faune en 1912 et du Sacre du printemps, l’année suivante, et le renvoi de Nijinski, c’est à Leonid Massine que Diaghilev confie les Ballets russes. En 1920, on est en pleine mode italianisante et Diaghilev demande à Stravinsky, coqueluche du public et des avant-gardes, de composer la musique d’un ballet qui s’inspirera de la comédie napolitaine. Il lui propose d’adapter des extraits de Pergolèse, dont le choix est laissé à sa discrétion, pour produire une œuvre de montage à partir de pièces détachées. Mais du simple principe d’un montage, Stravinsky va faire une œuvre originale qui s’éloignera de la charte initiale pour récupérer d’autres emprunts et s’imprégner du style du compositeur. Sur les vingt-et-un fragments orchestrés et arrangés par Stravinsky, seuls dix appartiennent à Pergolèse. À côté des extraits de la cantate Luce degli occhi miei et des opéras Il Flaminio et Lo frate ‘nnamorato de Pergolèse, on trouve des mouvements isolés des Douze sonates en trio de Domenico Gallo, des extraits des Arie antiche d’Alessandro Parisotti, des Pièces modernes pour le clavecin de Carlo Monza et des Sei concerti armonici de Unico Wilhelm Van Wassenaer. Stravinsky, dans ce montage, ne joue pas l’unification, il ne masque pas les discontinuités, au contraire. Il mélange allègrement œuvres des XVIIIe et XIXe siècles et, comme pour un costume d’Arlequin, il pratique le découpage et le collage à la manière d’un Picasso ou d’un Braque cubiste. Les choix de l’orchestration sont à l’avenant, avec une nomenclature instrumentale hétéroclite et anachronique et des modes de jeu ou de combinaisons de timbres inattendus. L’insertion de chansons en langue napolitaine dans le ballet, sans rapport avec le canevas, marque tout autant la discontinuité assumée de la pièce. Nonobstant les déclarations de Stravinsky évoquant son amour du passé et parlant d’épiphanie esthétique à propos de cette pièce, on pourrait peut-être y voir aussi une certaine désinvolture ou une légèreté malicieuse du compositeur dans la manière de traiter la commande.

Phot. © Stéphane Brion

Phot. © Stéphane Brion

Une chorégraphie qui joue avec les styles

La chorégraphie présente un même emprunt, quoique moins prononcé, à différents styles. De facture fondamentalement classique, avec portés, sauts et entrechats, elle introduit de petits hiatus malicieux, une fantaisie et une gestuelle insolite parfois empreinte de poésie, tel ce plan où les deux amoureux, debout côte à côte dos au public, dessinent un tendre ballet de mains qui se touchent et s’enroulent. Elle donne à chacun des personnages une définition particulière. À Pulcinella, tout en glissés et en apparente maladresse déstructurée teintée de Pierrot lunaire, répond une Fiancée on ne peut plus harmonieuse et classique. Les deux aguicheuses qui tournent autour de Pulcinella adoptent, l’une une attitude de vamp triomphante, l’autre un registre plus populaire de pom-pom girl. Quant aux garçons, d’une virilité exagérée, ils font un clin d’œil à West Side Story, en version plus classique. Si le propos parle, à sa manière, de discrimination et de harcèlement en opposant le « glissando » souple de Pulcinella aux attitudes virilistes des garçons qui ont trouvé en lui la cible idoine de leurs agressions, le traitement reste timide, « convenable », sans excès. On reste entre gens bien élevés et ce Pulcinella, trop « propre », perd beaucoup de sa saveur.

Phot. © Stéphane Brion

Phot. © Stéphane Brion

L’HEURE ESPAGNOLE

Joutes lestes à tous les étages. « Au jeu d’amour le Muletier fait rage ».

C’est entre Boccace et La Fontaine que se promène la grivoiserie de l’Heure espagnole. Torquemada, l’horloger, sait bien régler toutes les horloges de la ville. Mais il n’en va pas de même quand il s'agit de sa femme, Concepción, qui s’ennuie et rêve d’aventures amoureuses. Elle a jeté son dévolu sur un jeune poète, Gonzalve, qui s’avère plus préoccupé par faire de beaux vers que de lui faire l’amour. Qu’à cela ne tienne, elle se contentera d’Iñigo, un richissime banquier qui la poursuit de ses assiduités. Mais là encore c’est sexe en berne et chou blanc. Celui qui profitera finalement de la situation, c’est le muletier importun venu faire réparer sa montre qui s’était incrusté là au grand dam de la dame. Et le cocu, c’est bien le maître des coucous…

Phot. © Stéphane Brion

Phot. © Stéphane Brion

Un comique de situation qui en défrise plus d’un

Dans la tour centrale qui figure le logis de l’horloger, l’escalier occupe la place centrale comme dans un dessin d’Escher où les personnages montent en descendant et descendent en montant. C’est d’ailleurs à ce petit jeu que se livrent les personnages. Car l’importun Ramiro, qui s’incruste alors que Concepción n’a qu’une hâte, profiter de l’absence de son mari pour se livrer à des cabrioles et joue les trouble-fête, est transformé par la dame en déménageur d’horloges qui contiennent chaque fois l’un des soupirants. Sans se lasser, Ramiro les monte dans la chambre avant de les redescendre sans savoir qu’il transporte chaque fois l’un de ses rivaux qui deviennent de fait des horloges parlantes et à pattes. Si l’on ajoute les doubles sens  du texte, les sous-entendus scabreux et la légèreté du propos, à ne pas mettre entre les mains des jeunes filles à marier que leurs mères traînent à l’Opéra-Comique en quête d’un époux, il y a de quoi faire reculer le directeur de l’époque, qui ne consentira à monter le spectacle qu’assorti d’un autre, bien sous tous rapports : un drame historique de Massenet, Thérèse. L’Heure espagnole est finalement représentée le 19 mai 1911 avant d’être retirée de l’affiche après neuf représentations.

Phot. © Stéphane Brion

Phot. © Stéphane Brion

Des horloges pour un horloger musicien

C’est avec un malin plaisir que Ravel se saisit du thème de l’horloger dont la femme se trouve déréglée. Pour l’amateur d’une précision musicale touchant à la maniaquerie qu’il est, c’est pain béni que ce tempo marqué par des métronomes qu’il ajoute, au fil de la composition, en les assistant de percussions métalliques qui rappellent le rythme incessant des balanciers, mais aussi de bruits divers, de cris de coq et d’effets de castagnettes. Il adopte le quasi parlé du récitatif bouffe pour habiller les personnages, à l’exception du poète dont le lyrisme s’accompagne de chant. Mais surtout, il fait de la musique un véritable commentateur du spectacle, un narrateur-acteur qui donne la réplique au texte. Mentionnant par exemple la « panne » de Don Iñigo, une fois introduit par le Muletier ballot dans la chambre de Concepción, et la déception de celle-ci, il use d’une descente chromatique au basson aussi éclairante que cocasse. À l’inverse, il utilisera les motifs hispanisants comme la habanera pour valoriser les compétences sexuelles, les castagnettes pour évoquer le magnétisme hypersexué des Espagnols façon torero et, pour traiter Gonzague, l’homme qui ne savait que chanter, donnera aux motifs musicaux un lyrisme excessif.

Phot. © Stéphane Brion

Phot. © Stéphane Brion

Une mise en scène enlevée pour des chanteurs- comédiens survoltés

Dans la grande subtilité qui préside au rapport texte-musique, le jeu est lui aussi réglé comme une horloge. Ramiro joue des biceps, Iñigo se coince dans l’horloge, Concepción, qui n’est plus de première fraîcheur, fait des effets de jupons comme un paon fait la roue et Gonzalve perd sa perruque de jeune premier. Chaque sous-entendu, chaque effet du commentaire que la musique introduit par rapport à l’action est rendu audible, lisible, manifeste. Ça monte et ça descend au rythme des attentes de Concepción, les horloges s’ouvrent et se ferment, elles forment un ballet où têtes, pieds et mains apparaissent et disparaissent. L’espagnolade est dansante, menée avec force vocalises, jotas et rythmes de fandangos. C’est dans un mouvement permanent et avec une dynamique sans faille que l’on s’achemine vers le retour du mari coucou-cocu qui gagnera quand même, au bout du compte, quelque chose. Sans cesse le texte et la musique jouent à jouer et ravi, le spectateur compte les points. Si la farce est cruelle avec sa fable de femme vieillissante qui court après un hypothétique et illusoire rêve de jeunesse dans un monde de machos pas toujours très flambants, c’est quand même le pauvre type qui tire son épingle du jeu ! Il y a au moins un petit reste de morale !

Phot. © Stéphane Brion

Phot. © Stéphane Brion

PULCINELLA & L'HEURE ESPAGNOLE

S Direction musicale Louis Langrée S Mise en scène Guillaume Gallienne S Chorégraphie Clairemarie Osta S Dramaturge et collaboratrice artistique à la mise en scène Marie Lambert-Le Bihan S Décors Sylvie Olivé S Costumes Olivier Bériot S Lumières John Torres S Assistante chorégraphe Laure Muret S Assistante décors Coralie Lèguevaque S Assistant costumes Jérémy Bauchet S Responsable des études musicales Marine Thoreau La Salle S Pianiste (répétitions danseurs) Clément Rataud S Orchestre Orchestre des Champs-Élysées S Durée estimée 2h10, entracte compris

PULCINELLA

PulcinellaBallet avec chant en un acte S Musique d’après Pergolèse S Créé à l’Opéra de Paris le 15 mai 1920 S Avec Oscar Salomonsson (Pulcinella), Alice Renavand (La fiancée), Iván Delgado del Río (Un homme), Manon Dubourdeaux (Une femme), Anna Guillermin (Une femme), Stoyan Zmarzlik (Un homme) S Chant Camille Chopin* (Soprano), Abel Zamora* (Ténor), François Lis (Basse)

L'HEURE ESPAGNOLE

L'Heure espagnoleComédie musicale en un acte S Livret de Franc-Nohain S Créée à l’Opéra-Comique le 19 mai 1911 S Avec Stéphanie d’Oustrac (Concepción), Benoît Rameau (Gonzalve), Philippe Talbot (Torquemada), Jean-Sébastien Bou (Ramiro), Nicolas Cavallier (Don Iñigo Gomez) S Assistant·e musical·e Sammy El Ghadab*, Guillemette Daboval* S Assistante cheffe de chant Héloïse Bertrand-Oléari* S Assistant mise en scène Barthélémy Fortier* S Doublure de répétitions Marion Vergez-Pascal* S Production Théâtre national de l'Opéra-Comique S Coproduction Estonian National Opera

*Artistes de l’Académie de l’Opéra-Comique

Les 9, 11, 13, 15, 17 & 19 mars 2024

Opéra-Comique – 1, place Boieldieu, 75001 Paris www.opera-comique.com

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