13 Mars 2024
Des jeunes comédiens, avec leurs références historiques, culturelles et d'analyse, se trouvent confrontés à la pièce d’Ibsen. Une réécriture-lecture d’une pièce phare de l’émancipation des femmes.
C’est à un exercice de déconstruction de la Maison de poupée que se livre Elsa Granat avec quatorze jeunes comédiens de l’École Supérieure d’Art Dramatique de Paris (Esad), répartis en deux équipes, et deux actrices amateures. Son projet : questionner le texte, lui faire rendre gorge, aller fouiller derrière les mythologies engendrées par la pièce pour faire émerger ce qu’elle révèle et ce qu’elle occulte, regarder la pièce avec le filtre du temps qui passe et se poser la question de l’aujourd’hui, de l’ici et maintenant. Le spectacle interrogera le passé de la pièce à la lueur du présent et des luttes féministes pour faire émerger aussi ce que la pièce doit aux femmes.
Une maison de poupée. La pièce qui fit couler beaucoup d’encre.
La pièce d’Ibsen est créée en 1879. Elle fait immédiatement scandale, majoritairement dans les pays protestants. Il faut dire que ce qu’elle raconte a de quoi secouer le cocotier des relations homme-femme de l’époque. Nora Helmer vit une vie sans histoire auprès de son mari banquier, Torvald, et de ses trois enfants. Mais son mari tombe malade. Sa guérison passe par une cure en Italie que le couple n’a pas les moyens de financer. Il faut emprunter. Mais Nora ne peut le faire sans l’autorisation de son époux, qui est farouchement hostile à tout emprunt. Elle décide de faire un faux, est par la suite la victime d’un maître chanteur qui finit par révéler la vérité à son mari. Le mari, sans prendre en compte le motif de la falsification, considère qu’il y a atteinte à son honneur et rejette Nora. Lorsque le maître-chanteur fait marche arrière et que le mari « pardonne », c’est au tour de Nora de considérer les motifs du pardon. Elle a agi par amour, son pardon n'est pas posé comme une preuve d'affection mais comme un blanchiment administratif. Elle décide de quitter mari et enfants pour mieux comprendre le monde qui l’entoure. Un acte de désobéissance ultime et absolu parce qu’affirmation de son libre-arbitre et de sa liberté d’être.
Une « immoralité » manifeste.
Dans la société du XIXe siècle, qui donne tous les droits aux hommes en matière de mariage, Une maison de poupée constitue une critique acerbe de la prééminence des hommes et de l’infantilisation des femmes dans ce système. Mais, au-delà même de cet état de fait, l’abandon des enfants apparaît totalement inacceptable. Dans les pays de tradition protestante, sous la pression de la censure, la pièce est interdite, comme en Grande-Bretagne dans un premier temps, ou amputée de la fin. Elle s'achève sur le pardon obtenu par une Nora suppliante parce que coupable et sur sa réintégration dans le foyer. Ce n’est pas le cas pour les pays de tradition catholique et la pièce est montée à l’Odéon, avec Réjane dans le rôle de Nora, en 1889. On comprend dès lors l’enjeu qu’elle représente dans la lutte des femmes pour leur autonomie, même si Nora n’a rien d’une suffragette ou d’une révolutionnaire en jupons.
Une pièce inspirée par des femmes
Ibsen ne tire pas la pièce de son imaginaire. Deux femmes sont à l’origine de l’intérêt de l’auteur pour ce thème. La première est sa propre épouse, Susannah, une féministe convaincue. En 1869, un philosophe britannique, John Stuart Mill publie un essai, De l’assujettissement des femmes, dans lequel il plaide pour la suppression de la subordination de l’épouse à son mari et pour une égalité de droits. Chez les Ibsen, il devient un sujet de conversation récurrent qui rejoint une histoire vécue racontée par une romancière amie de la famille, Laura Petersen, qui épouse un instituteur du nom de Kieler. Kieler tombe malade et Laura procède comme Nora dans la pièce sans toutefois utiliser la lettre de change. Son mari, furieux, la fait hospitaliser pour instabilité psychique et lui interdit de voir ses enfants. Ils se réconcilieront plus tard. Ces deux femmes, ajoutées au personnage créé par Ibsen constitueront les Nora, Nora, Nora de la pièce d’Elsa Granat, qui porte en sous-titre, de manière éclairante : De l’influence des épouses sur les chefs d’œuvre. Des femmes présentes mais en même temps invisibles parce que demeurées au foyer. Des femmes qui, dans leur écrasante majorité, n’apparaissent pas dans les outils pédagogiques. Des femmes absentes des manuels d’histoire.
Réinterroger Nora
Le comportement de Nora peut, vu du XXIe siècle, sembler sujet à caution. C’est cet intervalle que l’autrice et ses comédiennes et comédiens interrogent. À partir de la statue du Commandeur que serait Ibsen et que le spectacle déboulonne pour lui faire cracher d’autres vérités. Il y a la question des enfants, abandonnés, et ces projections de Nora devenue vieille qui n’oublie pas cette renonciation sans choix possible et il y a à l’inverse ces enfants, confrontés à la vieille femme, qui ne veulent pas s’occuper de celle qui les a écartés. Il y a aussi la question du legs et de ce que nous en faisons. Comment parle aux jeunes générations le personnage de Nora ? Que faire de sa tentation du suicide ou de la folie qui la guette ? Que leur raconte Nora de l’histoire des hommes et des femmes ? Peut-on encore puiser dans sa matière ? A-t-elle encore quelque chose à nous apporter ? Ils se passionnent, s’invectivent, s’agitent, brassent de l’air avec conviction et passion. Ils rencontrent des morceaux de textes d’Ibsen, les disent, les discutent, les contestent. L’espace explose, les temps s’interpénètrent et interfèrent. Ça bouge, c’est foutraque, parfois drôle.
Mais il n’est pas sûr que cette Maison de poupée adolescente apporte beaucoup au débat. Pour ceux qui connaissent la pièce, les limites sont déjà connues. Pour ceux qui ne la connaissent pas, il n’est pas sûr que cet émiettement et cette diffraction, quoique pleine d’éclats colorés, facilitent la compréhension. On n’en appréciera pas moins le bel enthousiasme qui anime ces jeunes comédien nes lancé es à plein régime sur les traces d’un monstre du théâtre.
Nora, Nora, Nora ! De l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre
S Écriture et mise-en-scène Elsa Granat S Dramaturgie Laure Grisinger S Assistante à la mise-en-scène Zelda Bourquin S Avec en alternance Maëlys Certenais, Antoine Chicaud, Hélène Clech, Victor Hugo Dos Santos Perreira, Niels Herzhaft, Chloé Hollandre, Juliette Launay, Anna Lonvgvixay, Clémence Pillaud, Luca Roca, Lucile Roche, Clément-Amadou Sall, Juliette Smadja et 2 actrices-amatrices, Gisèle Antheaume & Victoria Chabran S Détail de l’alternance Distribution A : 5, 6, 7, 8, 9, 10, 15, 16, 17, 22, 23, 24, 30 et 31 mars
Juliette Launay (Nora et Camilla), Niels Herzhaft (Ibsen et Torvald), Anna Lonvgvixay (Tamar et Linde), Clément-Amadou Sall (Bob, ex machina, Viktor), Clémence Pillaud (Emy, Suzanna, Nora), Juliette Samdja (Laura, Nora), Victor Hugo Sos Santos Perreira (Krogstad, Ingmar, El Tifoso) + Gisèle Antheaume & Victoria Chabran Distribution B : 1, 2, 3, 12, 13, 14, 19, 20, 21, 26, 27, 28, 29 mars Hélène Clech (Nora et Camilla), Antoine Chicaud (Ibsen et Torvald), Lucile Roche(Tamar et Linde), Luc Roca (Bob, ex machina, Viktor), Maëlys Certenais (Emy, Suzanna, Nora), Chloé Hollandre (Laura, Nora), Victor Hugo Dos Santos Pereira (Krogstad, Ingmar, El Tifoso) + Gisèle Antheaume & Victoria Chabran S Scénographe Suzanne Barbaud assistée d’Héloïse Delcros S Créatrice lumières Vera Martins S Créateur sonore Mathieu Barché S Régie générale Quentin Maudet S Régie plateau Sabrina Durbano S Approche chorégraphique de la tarentelle Tulia Conte & Mattia Dotto S Création dans le cadre de l'ESAD (École Supérieure d'Art Dramatique - Paris), Atelier de création avec les élèves de troisième année dirigé par Elsa Granat S Production Compagnie Tout un ciel & École Supérieure d'Art Dramatique – Paris Tout un ciel est conventionnée par la DRAC Île-de-France. Elsa Granat est artiste associée au Théâtre des Îlets — CDN de Montluçon, région Auvergne- Rhône-Alpes et au Théâtre de l’Union - Centre Dramatique National du Limousin S Elsa Granat est membre de la maison d’artistes La Kabane S Durée 2h15
Du 1er au 31 mars 2024, du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30
Théâtre de la Tempête – Cartoucherie, Route du champ de manœuvre, 75012 Paris www.la-tempete.fr