8 Mars 2024
Une petite fille regarde son monde s’écrouler dans le fracas des pelleteuses. Chronique forte et onirique de l’effacement d’un paysage de vie.
Un décor de cuisine comme on le trouverait dans des milliers de foyers modestes. Le règne du formica. Éclairé et posé là. Mais ce n’est pas le lieu que choisissent les trois jeunes femmes qui s’installent en bord de scène, face au public, pour nous livrer un récit d’abord chuchoté dans le creux de l’oreille, qui prend la forme d’un sentier aventureux qui se dévoile peu à peu dans la pénombre d’un jour finissant. Il est question de pièce unique dans laquelle vivent un père et sa fille, d’ultime refuge, de mère qui a disparu et qui ne revient pas et de père qui esquive, entre deux bouffées de cigarette, les questions que la petite lui pose. Quelque chose est arrivé sans qu’il soit encore possible de savoir quoi.
Une version chorale au rythme aussi singulier qu’entêtant
C’est un même texte qu’elles portent toutes trois, une longue litanie d’où le « je » est absent, composé dans une alternance de narration ponctuée de « tu dis » et de « il répond » qui nous placent d’emblée à la fois dans la tête de la fillette et hors d’elle. Le récit, c’est le sien, ce sont les bribes de réalité qu’elle saisit et interprète dans le désordre, en éclats de voix de ses parents qui se querellent pour un motif qu’elle ne saisit pas, ou en visite d’une employée envoyée par les instances administratives pour convaincre son père de quitter le lieu qu’il occupe. Ces perceptions parcellaires, elle les recompose et les analyse depuis son regard d’enfant. Mais dans le même temps, tout se passe comme si quelqu’un d’autre avait pris la parole à sa place pour dire ce qu’elle ressent. Et elles sont trois à lui prêter voix. Elle se succèdent et alternent, se donnant la réplique sur un même texte qui se poursuit de l’une à l’autre et qu’elles entonnent parfois en chœur avec un parallélisme gestuel d’une perfection troublante, mêlant narration, dialogue et chant dans un monde virtuel où l’on verse un café imaginaire dans des tasses et où l’on contemple le spectacle de la rue d’une fenêtre absente tandis que le son joue à jouer le chantier, avec ses pelleteuses et ses marteaux piqueurs, renforçant le caractère onirique de cette exploration imaginaire qui parle de la réalité.
Histoire vécue, histoire remâchée, histoire imaginée
Dans cet univers en suspension dans lequel ne parviennent que des échos du monde extérieur, l’autrice saisit et explore une histoire cependant bien réelle. C’est au détour d’une rencontre, lors d’une résidence initiée par Culture commune, la scène nationale du bassin minier du Pas-de-Calais, installée dans l’ancienne base 11/19 du carreau de mine de Lens, que s’impose une image forte qui s’enracinera dans l’esprit de Magali Mougel pour donner naissance, quelques temps après, au spectacle. L’autrice, qui vit dans l’une des maisons de l’ancienne cité-jardin minière implantée au pied du terril, rencontre les habitants avec pour cahier des charges d’écrire « à partir de ce territoire ». Lors d’une réunion de concertation citoyenne à propos de la réhabilitation d’un quartier situé en face du Louvre-Lens, elle remarque un homme au regard perdu à qui l’on expose les projets d’aménagement de ce quartier, qui impliqueront que sa maison soit rasée. Quatre-vingt-dix pour cent de la population de l’îlot a déjà accepté le principe du relogement mais il est là, avec sa détresse muette, son angoisse inexprimée face à ce déracinement que la société lui impose. Il fournira l’image première, le déclencheur de l’histoire que compose Magali Mougel.
Une fable en forme de puzzle
C’est à partir du souvenir qui s’ancre en elle de cet homme et de ses enfants – ici ramenés à la petite fille dont le regard guide le récit – que s’élabore un parcours en zigzag où le cocasse le dispute au drame, le trivial à la poésie. Par petites touches, en allers-retours, se dessine le destin d’un homme qui, envers et contre tout, avec une obstination silencieuse mais persistante, résiste, s’oppose à ce que disparaisse tout ce qui composa sa vie, ordinaire et dérisoire. Une volonté farouche de conserver le peu de riens dans lesquels s’accumule sa mémoire et où se définit ce seul mot : exister. Cette lutte acharnée et mutique, il la mène comme l’apache Geronimo, la lutte armée en moins, contre un système qui le broie. Mais cette résistance passive a un prix que payent ses proches : sa femme, qui ne supporte plus la pression qu’on exerce sur elle ; la fillette devenue la cible et le souffre-douleur des autres enfants. Moquée, insultée, molestée, elle est la victime désignée d’un système où la raison du plus fort – ou sa déraison – fait loi. En bribes assemblées, en non-dits éloquents et en resserrements successifs, on s’achemine vers un drame inéluctable.
En ellipses et en métaphores
Belle, la langue décrit un paysage physique aussi bien que mental. Une nuit noire qui s’envase dans une pluie interminable aux allures de flot apocalyptique qui s’infiltre partout et dissout la maison. Des oiseaux qu’on assassine. Des posters qui véhiculent une mythologie du paradis et qu’on arrache. Dans ce texte continu, sans didascalie, presque entièrement dépourvu de dialogues, les images fusent. Et avec elles, les métaphores. Les terrils, volcans éteints, font le dos rond. Les hommes, traités pire que des chiens, répondent aux morsures qu’ils subissent par des coups de dents. La petite tache au bord de la fenêtre grossit au fil du récit pour devenir sanglante à mesure qu’on s’enfonce dans le « chaos de mer sans écume » du drame. Mais au fond de ce maelström dans lequel sombrent les êtres, il reste cependant la résistance du père qui ne trouve plus que l’ultime moyen du sacrifice de sa vie pour faire éclater aux yeux du monde l’iniquité dont il est la victime. Une dernière manière de dire « non ! » dans ce combat inégal dont il est le perdant.
C’est avec une sensibilité à fleur de peau que s’exprime cette vie de rien qu’on réduit en charpie et dont on jette les lambeaux au vent de la « modernité ». La mise en scène, dans son ascèse, la porte à un beau degré d’incandescence. Pour clamer, encore une fois, que le mot « humanité » devrait encore avoir un sens.
Lichen de Magali Mougel (Editions Espaces 34)
S Mise en scène Julien Kosellek S Avec Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno, Viktoria Kozlova S Création musicale Ayana Fuentes-Uno S Scénographie Xavier Hollebecq S Création sonore Cédric Colin S Régie générale Anton Langhoff S Administration – production Gaspard Vandromme et Manon Sarrailh S Production ESTRARRE S Coproduction Théâtre Antoine Vitez – Scène d’Ivry, Culture commune – Scène Nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais, Studio Théâtre de Stains S Soutiens Théâtre public de Montreuil – CDN, L’Ecole Auvray-Nauroy (Saint-Denis), ARTCENA S Création janvier 2024 S ESTRARRE est conventionnée par le département du Val-de-Marne (Aide au Développement) S Durée estimée 1h40
Du 4 au 31 mars 2024, les lundis et mardis à 21h15, les dimanches à 17h (sf 5 & 26/03)
Théâtre de Belleville – 16, passage Piver, 75011 Paris https://www.theatredebelleville.com/