Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

L’Art de la joie. Une liberté de femme qui traverse le XXe siècle.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Il ne fallait pas moins qu’un spectacle-fleuve pour placer sur la scène le roman monumental de Goliarda Sapienza. Ambre Kahan, servie par l’infatigable énergie de Noémie Gantier, se hisse à la hauteur de cet hymne à la liberté d’être femme.

Le rideau se lève sur un décor d’arcades qui rappellent les agencements complexes du surréaliste Giorgio De Chirico. Avec le peintre, nous sommes dans le ton puisque le spectacle nous invite à une traversée du XXe siècle dans une Sicile fascinante qui conjugue l’omniprésence d’un passé avec les troubles des temps modernes. Cet enchevêtrement complexe qui joue avec la profondeur, étageant lieux et niveaux de texte comme de jeu, révèle un monde que se disputent l’ombre et la lumière. Des ruelles bordées d’arcades au palais princiers en passant par une chambre ou l’espace d’un cloître, elles se transformeront au fil du récit, s’ouvrant pour laisser place, selon les besoins, à une pauvre masure, à un salon aristocratique ou à une plage de sable fin. C’est dans la pénombre qu’apparaît une femme, traînant avec un bâton de bois un souvenir de son enfance, lorsqu’elle avait quatre ans : celui d’une mal-aimée par une mère monstrueuse dont on ne perçoit que les vociférations sans en comprendre le texte et de sa sœur trisomique et débordante de graisse.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Le parcours hors du commun d’une pauvresse qui devient princesse

Elle se nomme Modesta – un bien curieux prénom qu’elle s’emploiera à faire mentir –, elle est pauvre et naïve mais joue déjà avec un plaisir manifeste à touche-pipi. Ses premiers émois, elle les dit avec le naturel qu’occupera dès le départ le sexe dans son existence qui commence avec deux scènes de dépucelage précoce : le premier par un jeune marin fruste mais précautionneux qui explore de la langue son sexe avide, le second, dans un viol incestueux, qui transforme son corps en charpie. Un mauvais départ que n’arrangera pas, après l’incendie de sa maison, qu’elle provoque, son séjour chez les religieuses qui cachent dans le secret de leur vie retirée nombre de turpitudes que la jeune fille débusque avec malice et que la mise en scène rappelle en figures muettes. Avilissement et humiliations sont son lot quotidien mais Modesta poursuit, tout au long de cet apprentissage fait de fausseté et de contraintes, une route marquée par sa volonté farouche de s’en sortir quels qu’en soient les moyens. Tous les stratagèmes sont bons, trahison comprise, et s’ils engagent la vie de ses proches, elle n’en a cure. C’est ainsi qu’elle « aidera » au trépas les personnes qui se dressent sur son chemin – les religieuses ou la princesse douairière qui l’accueille pour divertir sa fille. Aucun obstacle ne lui paraît insurmontable pour assouvir cette soif de vivre qui la possède. Et s’il faut pour asseoir son pouvoir épouser un prince débile , elle n’hésite pas.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La traversée du siècle

Née en 1900, Modesta traverse le XXe siècle jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Mussolini et à sa chute. Derrière son aventure personnelle se dessine l’évolution de l’Italie, unifiée à peine un demi-siècle plus tôt. Le spectacle relie l’action de Garibaldi, héros de la lutte pour l’indépendance contre les Autrichiens et ses interventions en Sicile, aux mouvements ouvriers internationaux. Il rappelle avec une certaine ironie l’appartenance première du futur Duce au Parti socialiste italien et la fondation des « Faisceaux » (Fasci), d’abord intitulés « d’action internationaliste et révolutionnaire » qu’il constitue au lendemain de la Première Guerre mondiale. La pièce évoque les conséquences de la guerre, le sentiment de l’Italie d’avoir été flouée et la crise économique qui font le lit du fascisme, la récupération dont Garibaldi fait l’objet par Mussolini qui établit, en 1923, un parallèle entre son action et celles des chemises noires. Au travers des personnages que Modesta accueille et fréquente, il met en scène la naissance du Parti communiste italien et la répression qui s’abat sur ses militants pendant la dictature. Par petites touches, la grande Histoire accompagne le parcours initiatique de Modesta.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un roman d’apprentissage : la soif d’apprendre comme un leitmotiv

Une permanence traverse le roman – et la pièce – de part en part : l’importance de la lecture et de l’acquisition du savoir. Dès l’origine, Modesta montre une fascination pour les livres. Elle a soif d’apprendre, de comprendre. Les livres joncheront le sol tout au long de son évolution comme autant de pavés sur lesquels poser les pieds sur le sol instable de sa vie. De la découverte du bleu de la mer à la lecture de la presse, elle ne cesse de vouloir découvrir et chaque étape de sa vie lui apportera des éléments pour se construire. La misère et les mauvais traitements, la morale coercitive de l’Église en fourniront les premières étapes ; l’exercice du pouvoir et son questionnement enrichiront cette conquête de soi ; son voisinage avec le communisme et les idées sociales lui apporteront d’autres matières à réflexion. L’exploration de sa bisexualité et de son désir parachèveront sa formation de femme. Mère, amie et amante à la fois, arriviste et pleine d’idéal, elle se situera au-delà de la morale en faisant ses propres choix et en assumant ses contradictions.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Quand liberté et sexe font la paire

L’une des très grandes forces du spectacle est de n’avoir pas réduit la place que le sexe et le désir occupent dans le roman. Car la liberté que conquiert Modesta est aussi celle de disposer de son corps. Noémie Gantier, comme d’autres acteurs d’ailleurs, joue le jeu de la nudité comme signe de la liberté totale conquise. Le sein est ici dévoilé et il n’est pas tout seul. Le corps entier y passe. Les scènes sont parfois crues, sans filtre, comme le texte qui les accompagne. Elles ne sont jamais obscènes. Elles abordent l’amour comme le désir et font la nique au genre. Si Modesta aime les hommes comme les femmes, les glissements intersexes pointent. Le bouffon, introduit par l’autrice-metteuse en scène pour condenser certaines parties du roman, est aussi là pour le dire. Trans perché sur de haut talons en short de music-hall, il interpelle le public d’un ton provocateur et plein de drôlerie. Il nous parle du présent, et lorsque les acteurs circulent au milieu de nous, nous savons que ce qui est en cause n’appartient pas seulement aux premières décennies du XXe siècle mais nous concerne aussi directement.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

L’évocation d’une vie

Ambre Kahan se garde toutefois de transformer l’aventure de Modesta en un one-woman show, d'en faire l'héroïne unique d’une tranche de vie hors du commun. Elle est aussi une au milieu des autres. Ceux qui l'entourent ont une histoire et derrière la leçon de vie, derrière le contexte historique, la metteuse en scène fait apparaître tous les petits faits et actes qui font la saveur du quotidien. Tandis qu’au premier plan, Modesta forge son destin, les autres personnages mènent des vies parallèles. Les domestiques poursuivent leurs tâches, les révolutionnaires complotent, l’époux de Modesta la remplace par son infirmière, sa belle-sœur et amante se contemple dans une glace en cherchant qui elle est. L’étagement des plans créé par le décor offre l’opportunité de ces actions simultanées qui racontent le grouillement de la vie, dans le chaos et la désorganisation assumée. Les musiciens qui interviennent sur scène, au violoncelle, aux cuivres ou au piano créent à vue comme une musique de film qui ponctue et accompagne les séquences. La performance de Noémie Gantier, qui reste en scène durant les cinq heures et plus que dure le spectacle, est époustouflante mais les autres acteurs, qui passent d’un personnage à l’autre en permanence, ne sont pas en reste. Ils ont la même rage narquoise d'aller jusqu'au bout de leurs rôles, de tirer sur la corde jusqu'à faire rendre à chaque situation sa nature profonde, en utilisant le trop, le rire ou la violence. Et même si la seconde partie est un peu longue et aurait mérité d’être davantage densifiée, c’est beau, drôle, magique, excessif, provocateur. Un bon remède pour éviter de laisser ses neurones rouiller. On ne s’en plaindra pas, au contraire…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

L’Art de la joie (actes 1 et 2). Ambre Kahan — d’après l’Art de la Joie de Goliarda Sapienza, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éditions Le Tripode

S Adaptation théâtrale Ambre Kahan S Écriture de Giùfa par le poète « Paradis » S Mise en scène Ambre Kahan S Assistanat à la mise en scène Romain Tamisier S Création lumière Zélie Champeau S Création son Mathieu Plantevin S Création musicale Jean-Baptiste Cognet S Scénographie Anne-Sophie Grac S Costumes Angèle Gaspar S Perruques & maquillages Judith Scotto S Régie générale Charles Rey S Régie plateau Ida Renouvel S Direction de production Nathalie Untersinger et Olivier Talpaert S Chargée de production Lucie Brongniart S Construction du décor Ateliers de la MC93 S Interprètes Aymeline Alix, Jean Aloïs Belbachir, Florent Favier, Noémie Gantier, Vanessa Koutseff, Elise Martin, Serge Nicolaï, Léonard Prego, Louise Rieger, Richard Sammut, Romain Tamisier, Sélim Zahrani  Musicien·ne·s Amandine Robilliard et Romain Thorel S Accompagnement artistique et éducatif de Léonard Prego, Amélie Gratias en alternance avec Karine Guibert S Production La compagnie Get Out, La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche S Production déléguée La compagnie Get Out S Coproduction Les Célestins – Théâtre de Lyon ; MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis ; Théâtre de Villefranche-sur-Saône, Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie ; Le Grand T – Théâtre de Loire Atlantique ; L’Azimut – Antony/Châtenay-Malabry, Pôle National Cirque en Ile-de-France ; Châteauvallon-Liberté, scène nationale S Avec le soutien de la Direction Générale de la Création Artistique et de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, du Fonds Porosus, de la Ville de Lyon, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD - PSPBB, de la fondation E.C.Art-Pomaret, avec l’aide de Châteauvallon, scène nationale dans le cadre d’une résidence de création, de la SPEDIDAM et de l’ADAMI. Avec le soutien du dispositif d’insertion de l’Ecole du TNB et de L’École de la Comédie de Saint-Étienne / DIESE # Auvergne-Rhône-AlpesAvec le soutien de RDI - FRANCE ACTIVE S Remerciements Angelo Pellegrino, Frédéric Martin et les éditions Le Tripode, Amélie Casasole, Leïla Adham, Anna Budde et Margaux Knittel, Matthieu Sandjivy,Leslie Six et Thierry Seguin et le Centre national pour la création adaptée - Morlaix et Matthieu Arrondeau de France Active. Les services costumes du Théâtre National de Strasbourg, et particulièrement Bénédicte Foki et Pauline Zurin ; des Célestins, Théâtre de Lyon, Florian Emma et Bruno Torres ; de la MC93, Charlotte Merlin et de la Comédie de Valence, centre dramatique national de Drôme-Ardèche, Dominique Fournier. Stagiaires costumes : Valentine Calo et Elise Appenzelle. Et Philippe et Marie-Thérèse Kahan, Monica Budde, et Ahmed Belbachir,Laure Vasconi, Claire de Saint Martin, Laura Lutard, Justine Mergnac et Charlie Dracon. Ambre Kahan remercie tout particulièrement celles et ceux qui ont pris part à ce projet, à un moment ou à un autre, et l’ont aidé à grandir S Ambre Kahan / Compagnie Get out est artiste associée aux Célestins, Théâtre de Lyon et à la Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche pour la saison 2023/24 S Création 2023. S Durée 5h30

Du 1er au 10 mars 2024. Le vendredi à 18h. Le samedi et dimanche à 16h

MC93 – 9, boulevard Lénine, 93000 Bobigny www.mc93.com

Avec le Théâtre Nanterre-Amandiers — Centre dramatique national

TOURNÉE

16-17 mars 2024 L’Azimut, Châtenay-Malabry

28-29 mars 2024 Malraux, Scène nationale de Chambéry

11-12 octobre 2024 Châteauvallon-Liberté, Scène nationale

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article