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Arts-chipels.fr

Sentinelles. Quand une histoire d’amitié offre matière à réflexion sur la nature de l’art.

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Ce beau et intelligent spectacle confronte, à travers l’histoire de trois pianistes qui sont amis, trois visions de l’art divergentes qui interrogent ce que signifie créer tout autant qu’interpréter. Un questionnement qui rapproche le théâtre de la musique et l’acteur du musicien.

La scène est nue. Seules deux chaises, très ordinaires, sont posées là. Au fond, une rampe de projecteurs attend de monter dans les cintres. Des deux personnages qui entrent, le premier s’adresse au public dans une salle éclairée. « On y va ? », dit-il. Il sera le narrateur, celui qui a suivi le parcours de ses camarades en même temps que le sien propre. Ce soir-là, il interviewe un invité presque mutique, qui n’aligne que banalités et besoins quotidiens. Le narrateur se perd en digressions, en anecdotes avant que le propos n’explicite ces circonvolutions : un questionnement sur ce que cache le simple mot d’« art ». Surgissent le quoi, pour qui, pourquoi, avec qui ? par plaisir ou nécessité ? pour un public ou pour soi-même ? Deux références, à Claudio Arrau d’abord, à Beethoven ensuite, et nous voilà conduits à la musique. L'interviewé, c'est Mathis, le maladroit, le gauche, l’emprunté. Son écharpe nouée autour du cou, il rappelle un certain Glenn Gould…

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Une histoire d’amitié

Trois personnages occupent ce voyage vers le passé que le narrateur convoque sur la scène. Une histoire qui commencerait par : il était une fois… trois pianistes qui fréquentaient la même classe de musique sous la houlette du même professeur tyrannique, avec son exigence difficilement supportable. On l’entend en voix off, inflexible, les poussant toujours plus loin au-delà du bien faire, avec cette voix dans laquelle on entend rouler les pierres – celle d’Horowitz ? L’âge, qui n’a pas atténué sa virulence, a aiguisé son jugement. Il sait dès le départ que de ses étudiants, Mathis se détache des autres et qu’il est un génie. Cela n’empêche pas Mathis, Swan et Raphaël, le troisième membre du trio, d’être amis, bien que la supériorité de Mathis leur apparaisse déjà évidente. Procédant par ellipses, la pièce ne retiendra que les moments où les trois amis se retrouvent, de leurs classes jusqu’au concours international russe ou ukrainien – toujours Horowitz ? – qui les rassemblera mais marquera en même temps leur séparation.

Trois musiciens pour une trilogie de l’art

À travers la confrontation des trois personnages, Jean-François Sivadier place sur la scène un débat sur la fonction de la musique, et plus généralement de l’art, dont chacun des protagonistes propose une interprétation différente. Bach, Mozart, Chopin, Rachmaninov, Dvořák, Berg et Chostakovitch sont convoqués avec Beethoven à participer à un débat où se discutent la question de plaire au public avec ce qu’elle implique, la part du sentiment, la manière d’habiter l’œuvre, sa résonance avec son époque. Certains interprètes contemporains en prennent au passage pour leur grade tandis que Pina Bausch, les Beatles, les Stones ou Michael Jackson interviennent dans le débat, contribuant à brouiller davantage la temporalité.

Ce qui se dessine à travers les positions des trois protagonistes, ce sont trois conceptions de l’art antagonistes. Si pour Swan l’art est transcendance, recherche de la beauté et de la poésie, que Raphaël qualifie de fuite parce qu’il voit l’art dans son temps, en résonance avec le politique et le social, l’intransigeant Mathis en fait une quête intérieure, détachée des contingences ou de la nécessité de toucher le public ou d’atteindre à une métaphysique. Aucun, d’une certaine manière, ne sort indemne de cette quête. Raphaël cessera de jouer. Swan, lauréat du concours qui les unit et les oppose, se consumera devant l’inatteignable. Mathis ne sera pas épargné. Poursuivi par une exigence toujours plus grande, enfermé dans sa musique, il fuira le public et toute forme de communication. Dans l’affrontement de ces conceptions se dessine le rapport secret que chaque artiste entretient avec le monde. Dans l’amitié qui lie les trois personnages réside peut-être la coexistence paradoxale de chacune d’entre elles au sein même du processus de création.

© Jean-Louis Fernandez

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Des références transparentes en même temps que décalées

Les œuvres d’art ne sont que rarement, voire jamais, des créations ex nihilo. Qu’elles s’enracinent dans un souvenir, dans une perception du monde, dans une lecture, un tableau, un film, elles surgissent d’un événement, d’une image, d’une sensation qui à un moment s’imposent. Il en va de même pour Sentinelles que le Naufragé, long soliloque-fleuve de Thomas Bernhard publié en 1983, vient nourrir. Le roman met lui aussi en scène trois personnages : Glenn Gould, dérivé en Mathis, Wertheimer, qui devient Swan, et le narrateur, ici nommé Raphaël. Leur rencontre s’effectuera au Mozarteum de Salzbourg, où enseigne Horowitz et que Bernhard connaît pour y avoir suivi des classes, non de piano mais de violon. Le roman, comme la pièce le reprendra, marque la différence qui sépare le génie de Gould des deux interprètes d’exception que sont ses camarades. D’autres éléments interviennent. Témoignages de musiciens, films, entretiens, documents apportent aussi leur pierre à cet édifice qui déborde la question de la musique. On peut reconnaître au passage des mentions de la surprenante biographie de Gould – son oreille absolue et son génie précoce, le renoncement de sa mère, pianiste, à toute carrière pour se dédier à la formation de son fils, l’isolement de plus en plus accentué de celui-ci qui marquera  l’évolution de sa carrière – tout autant que l’étrangeté du personnage, dépeint dans ses films par Bruno Monsaingeon.

© Jean-Louis Fernandez

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Quand la musique revient vers le théâtre

Si résonnent par endroits l’Art de la fugue ou les Variations Goldberg de Bach, la Marche turque de Mozart, le Prélude en mi mineur op. 28 n °4 de Chopin ou le Prélude n° 9 op. 34 de Chostakovitch, c’est vers le théâtre que reviennent aussi ces références. La violence de la composition de la 6e Symphonie de Chostakovitch y apparaît comme un écho de la descente aux enfers qui frappe Meyerhold en Russie au même moment, après l’ivresse de la révolution. Les comédiens quant à eux ne singent pas les pianistes qu’ils ne sont pas. Ils parlent la musique et la dessinent dans l’espace en recourant au mouvement, pas seulement des mains poudrées de blanc qui laissent dans l'air une trace fugace, mais dans une prise en compte de l’espace scénique qui engage tout le corps. Ils laissent, ce faisant, à la force des interprétations pianistiques proposées en fond sonore – celles de Gould sont reconnaissables entre toutes – son impact et son pouvoir d’évocation.

Alors que cette interrogation sur ces guetteurs et protecteurs d’un ailleurs que sont ces trois Sentinelles musicales pourrait sembler abstraite, son incarnation par des comédiens littéralement habités rend cette joute autour de l’art palpitante, matière vivante. Et si les références ou certaines allusions musicales nous échappent parfois, on retient cependant l’essentiel. Une certaine difficulté d’être de l’artiste, au milieu de ceux dont il partage pourtant les aspirations, l’inconfort en même temps que l’exaltation de la relation à l’art et les horizons magnifiques qu’il dévoile. Une démonstration non réductrice et convaincante dans laquelle le spectateur trouve avec plaisir sa place.

© Jean-Louis Fernandez

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Sentinelles de Jean-François Sivadier, éd. Solitaires Intempestifs (2021)

S Texte, mise en scène et scénographie Jean-François Sivadier S Avec Vincent Guédon (Mathis), Julien Romelard (Raphaël), Samy Zerrouki (Swan) S Collaboration artistique Rachid Zanouda S Son Jean-Louis Imbert S Lumières Jean-Jacques Beaudouin S Costumes Virginie Gervaise S Regard chorégraphique Johanne Saunier S Régie générale Marion Le Roy S Régie son et vidéo Elric Pouilly S Régie lumière Chloé Biet S Production déléguée MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis S Coproduction Compagnie Italienne avec Orchestre, Théâtre du Gymnase-Bernardines (Marseille), Théâtre National Populaire de Villeurbanne, Théâtre-Sénart – Scène nationale, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, CCAM – Scène nationale de Vandœuvrelès-Nancy S Avec le soutien de La Colline – Théâtre national, du ministère de la Culture S Création à la MC93 en février 2021 S Durée 2h20

30 janvier — 10 février 2024. Du mardi au vendredi, 20h30 — samedi, 19h30

Théâtre du Rond-Point — 2bis, avenue Franklin D. Roosevelt 75008 Paris

Rés. T. 01 44 95 98 21 www.theatredurondpoint.fr

14 — 16 février 2024 Théâtre National de Nice (06)

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