Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Le Moment psychologique. De l’art d’enrober de vide coloré un contenu crypté.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La pièce de Nicolas Doutey mise en scène par Alain Françon rappelle étrangement nombre de discours politiques qui, de tout temps, ont fait florès. Son apparent non-sens et sa vacuité exemplaire font terriblement sens dans un univers où la désinformation et la langue de bois semblent une règle. Mais s’agit-il de cela ou d’une utopie où, tout à coup, le politique s’intéresserait vraiment à la vie collective ?

Le synopsis conviendrait parfaitement à ce qu’on a qualifié, dans les années 1950 de « théâtre de l’absurde ». Au milieu de nulle part, sur fond de ciel nuageux, dans un espace qui pourrait rappeler les bancs de l’hémicycle de l’Assemblée nationale, version abstraite, intemporelle, essence plus que réalité, des personnages ont pris place, dos au public. Ils ne se retourneront que quand viendra leur tour d’intervenir dans le spectacle. Deux personnages ont rendez-vous. Pierre et Paul sont amis d’enfance. Paul, c’est tout le monde, un indifférencié qui représente non pas un individu mais un groupe, la société. Mais voici que survient So, avec qui Pierre travaille – mal mais tout de même. So, elle-même, travaille pour une femme politique, Matt, qui tient à rencontrer Paul à propos d’un projet qu’il a formé et qu’elle trouve intéressant…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un projet plutôt nébuleux

La pièce ne dira pas en quoi consiste exactement le projet de Paul, pas plus qu’on ne saura ce que Matt souhaite en faire. Les personnages manipulent des concepts, se grisent d’abstraction, se comportent comme s’ils faisaient quelque chose qui n’existe pas. Il est question d’importance mondiale du projet, de présentation à préparer, de projet transversal « qui suscite un intérêt ici ou là », atmosphérique parce qu’il doit faire comme s’il faisait beau, en s’inspirant des nuages qui passent. Il est aussi question de collectif où chacun est une note d’une partition et de voiture où mille conducteurs auraient le volant. Bref, on navigue dans un univers conceptuel où chacun peut mettre ce qu’il a envie d’y mettre, c’est-à-dire, au fond, dans cette addition d’attentes non formulées, quelque chose qui se rapproche du rien.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Des hasards sans l’être dans un monde sans consistance mais terriblement présent

On se demande de manière récurrente « si on a rendez-vous », on se suit « sans manigance », on s’impatiente, avec mesure, devant une bouilloire qui ne chauffe pas, on tangue dans les incertitudes et les incompréhensions, dans les affirmations aléatoires. Et le propos glisse peu à peu. Car la ministre, très relations publiques et esprit collectif, s’occupe aussi de renseignement et que cette activité ouvre la voie à la paranoïa d’une surveillance généralisée, qui elle-même débouche sur la crainte d’un complot. On boit du petit lait à cette évocation qui veut que le complot « explique tout ce qu’on ne comprend pas encore ». Et les interrogations autour d’un homme disparu conduisent à l’hypothèse de l’espionnage.

Le Moment psychologique. De l’art d’enrober de vide coloré un contenu crypté.

L’absurdité dans sa magnificence

Dans cette agitation vaine autour d’un projet qu’on ne peut définir, mené par des intervenants dont la fonction semble floue, à géométrie variable, et fonction de l’interprétation qu’on en fait en se demandant chaque fois de quoi chaque chose est le signe, les comédiens nagent comme poissons dans l’eau, expulsant des bulles de rien, face au public, avec une force de conviction réjouissante. Tout en finesse dans l’incertitude, le suspens, l’attente inaboutie, la manipulation d’apparents paradoxes, le texte offre un florilège de phrases toutes faites mais détournées qui, énoncées, contiennent leur poids de vacuité. Elles font de Nicolas Doutey le digne héritier de Beckett et d’Ionesco. Dans un monde où faire comme si est la nature du faire.

Le Moment psychologique

S Texte et dramaturgie Nicolas Doutey (Éd. Tapuscrit / Théâtre Ouvert ©2017) S Mise en scène Alain Françon S Avec Louis Albertosi, Pauline Belle, Rodolphe Congé, Pierre-Félix Gravière, Dominique Valadié, Claire Wauthion S Scénographie Jacques Gabel S Lumières Émilie Fau S Regard costumes Elsa Depardieu S Régie générale Marine Helmlinger S Création le 27 janvier 2023 au Studio-Théâtre de Vitry S Production Studio-Théâtre de Vitry S Coproduction Théâtre Ouvert - Centre National des Dramaturgies Contemporaines, Théâtre des nuages de neige, Théâtre des Quartiers d’Ivry - CDN du Val-de-Marne, Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine. Action financée par la Région Île-de-France S Avec le dispositif d’insertion de L’École du Nord, soutenu par la Région Hauts-de- France et le ministère de la Culture S Durée 1h30

Présenté du 1er au 11 février 2024 à La Scala, Paris

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article