22 Février 2024
Cette comédie-ballet, apéritive des « grandes » pièces de Molière que seront, dans une courte période de trois ans, Tartuffe, Dom Juan et le Misanthrope, constitue une virulente attaque des mariages arrangés qui font de la femme une marchandise. La version de la Comédie-Française passée au filtre du Munstrum Théâtre, en poussant la farce aussi loin qu’il est possible, la rend plus grinçante et décapante encore.
Le Mariage forcé est représenté pour la première fois en janvier 1664, dans le salon d’Anne d’Autriche et devant la famille royale. Molière y joue le rôle de Sganarelle, un personnage inspiré de la tradition de la commedia dell’arte qu’il affectionne et dont il fera, au gré des pièces, un valet, un bourgeois, un bûcheron ivrogne, un tuteur possessif ou un barbon autosatisfait, toujours ridicule. L’origine italienne possible de son nom est éloquente : « sgannare » signifie « désillusionner », « dessiller », et s’applique sans peine à un personnage qui incarne un dindon de la farce qui découvre à la fin qu’il a été floué. Louis XIV, quant à lui, danse dans le spectacle, costumé en Égyptien, dans une chorégraphie de Pierre Beauchamps sur une musique de Jean-Baptiste Lully. Dans la représentation qu’en donnent ici les comédiens-français, sous la houlette de Louis Arene, un ancien de la « Maison », cofondateur avec Lionel Lingelser du Munstrum Théâtre, la farce a laissé au large le seul aspect du divertissement pour devenir une fable féroce en même temps qu’hilarante où les relations genrées croisent les thèmes du pouvoir patriarcal et de l’appât du gain.
Dans la boîte noire des inégalités de genre
Située, dans la conception de Molière, dans un espace multiple, voici la pièce enfermée complètement, au sol et sur les trois côtés de la scène, dans un espace clos de bois blanc palissé qui rappelle la baraque de foire. Une boîte dans laquelle vont se débattre les protagonistes de cette histoire de jeune femme vendue – quoique partie prenante – à un barbon d’âge mûr qui veut se payer un peu de bon temps en la consommant en guise de sucrerie pour agrémenter ses vieux jours. Un huis clos dans lequel se déverse un jus nauséabond dont le jeu de dupes est la clé. Un espace d’inconfort où le plancher, en pente, rend toute verticalité acrobatique, tout déplacement périlleux.
Tel est pris qui croyait prendre
Sganarelle, vieux barbon argenté, a décidé d’épouser la belle Dorimène qui, comme toute sa famille, n’en veut qu’à sa fortune. Mais Sganarelle doute que son investissement soit rentable. Il va prendre conseil auprès d’un entourage qui ne lui est guère d’utilité. Entre ceux qui naviguent dans le sens du vent en faisant la girouette, ceux qui se targuent de philosophie, citant à loisir Pyrrhus ou Aristote, et noient dans des phrases creuses une absence de fond ou celles qui, comme les bohémiennes, se montrent plus enclines à le dépouiller de sa bourse qu’à jouer les pythonisses, notre homme est mal parti. Et quand la belle Dorimène dévoilera par mégarde le pot aux roses de son intérêt, il sera trop tard pour Sganarelle, menacé d’être molesté et battu, pour faire marche arrière. Dans la boîte, le piège s’est refermé et le barbon, qui se croyait le maître, se retrouve prisonnier et dans l’impossibilité de fuir.
Trappes et chausse-trappes
Pris au piège du lieu, l’homme ne l’est pas seulement en raison de la situation. Car tout ce qui vient de l’extérieur lui saute à la figure. L’absence de décor n’est que fenêtres qui s’ouvrent pour se refermer aussitôt, laissant pointer une main qui arrose, une tête qui surgit au niveau des pieds, elle n’offre que portes qu’on lui ferme au nez en permanence, que bras qui se tendent à travers les parois pour s’emparer de son avoir, que trappes qui s’ouvrent et se referment avec entrain, constituant autant de chausse-trappes pour ce plein de lui-même devenu toupie entre les mains de ceux qui le manipulent. Une machine infernale lancée à rythme d’enfer dans un parcours semé d’embûches dont la victime est Sganarelle et où il ne peut que se retrouver la gueule enfarinée. D’ailleurs, lui-même ne sait plus vraiment où il est, s’emmêlant les phrases en empruntant aux Fourberies de Scapin – « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » – ou à Tartuffe – « Cachez ce sein… » – pour le plus grand plaisir du public.
Une radicalisation du contenu de la pièce
Il n’y a pas de « héros », pas de personnage chevaleresque ou sympathique dans la pièce de Molière. Seuls l’esprit de lucre, l'absurdité du pouvoir masculin et les inégalités de genre gouvernent tout ce petit monde où le personnage de Dorimène, la future épousée, trace sa route avec un sens de la manipulation remarquable. Victime désignée de Sganarelle, qui l’achète comme un objet ou un animal de compagnie, elle trouve dans ce mariage une libération face à l'assujettissement par son père en même temps que la satisfaction avouée de faire cracher au bassinet son futur époux en lui imposant bijoux, toilettes et sorties. Non contente de souligner le nombre restreint d’années qui restent à vivre à celui-ci, qui feront bientôt d’elle une veuve joyeuse, elle lui fait, sans attendre, porter des cornes. La mise en scène renforce d’autant plus cette lecture qu’elle procède à une inversion des genres. En faisant jouer Sganarelle par Julie Sicard et Dorimène par Christian Hecq, elle modifie la relation prédateur/cible, mâle alpha/femelle. Chacun.e, jouant un personnage au genre opposé au sien, l'enrichit de son regard critique.
Une inversion généralisée
De la fidélité au texte à l’échappée belle, le pas est vite franchi. Hommes et femmes, dans une indifférence genrée, se côtoient et se mêlent allègrement dans cette pièce où apparences et réalités se renvoient la balle dans un univers aussi factice que concret. Les costumes, venus des réserves de la Comédie-Française, sont empruntés à d'autres personnages, les rembourrages de tissu des silhouettes des personnages sont apparents. Les philosophes, de sexe flottant, apparaissent en tenue noire de médecin, version malade d’hôpital en chemise de nuit ouverte sur le dos laissant apparaître un faux fessier ; Sganarelle a les seins qui tombent ; Lycaste, l’amant de Dorimène étale au grand jour de faux pectoraux surdimensionnés tandis que celle-ci – Christian Hecq, qui se délecte de ce rôle de composition –, façon fausse jeune vierge, joue avec une poitrine dont elle fait crête de coq, écharpe ou mamelle. On est en plein dans la farce mais celle-ci raconte aussi une autre histoire.
Un jeu de masques
À jeux de vilains, jeux de masques. Référence à la commedia dell’arte, les masques offrent en même temps toute la gamme de l’ambiguïté de l’être et du paraître qui règle les relations entre les personnages. Rendant les visages inexpressifs, les demi-masques qui couvrent les visages des comédiens sont, dans leur finesse qui se confond avec le visage, comme une deuxième peau. Ils jouent de l’articulation entre le visible et le celé. Le masque autorise la libération de toute inhibition. Mais s’il est révélation, il est en même temps occultation, que permet l’anonymat. Plongeant dans des racines archaïques, enfouies dans nos mémoires, résident pêle-mêle l’errance des fantômes qui hantent notre vie et les marigots enterrés de notre conscience. Derrière le masque s’exprime le double de nous-mêmes, son non-dit, parle ce qui est tu et se révèle la vérité. Par la liberté de comportement qu’il donne, il met aussi à nu les dysfonctionnements d’une société et de sa morale.
Un anachronisme et un onirisme assumés
Écartant tout naturalisme, le masque ouvre la voie à une déconnection du réel où le fantasme trouve sa place. Les anachronismes parachèvent cette « indécision » généralisée et revendiquée entre genres, personnages, masques, textes et réalité. Voisinant avec la perruque poudrée, le blouson de cuir et la casquette nous disent que la vieille histoire du patriarcat dont Sganarelle est le porteur exemplaire reste d’actualité. La somme des artifices qui s'accumulent sur le plateau transcende ainsi le temps. Le spectateur se trouve pris dans un tourbillon qui va s’accélérant, où l’outrance vire à la ronde effrénée dans laquelle Sganarelle, grotesque poupée de chiffon malmenée de tous bords, fait rire des « mâles dominants » à gorge déployée. Mais si le spectateur se livre à l'hilarité avec délectation, dans un processus cathartique et libératoire, ce n'est pas sans colorer son rire d'un jaune quelque peu amer, qu'une certaine cruauté de la mise en scène amplifie. Car la situation que dépeint la pièce, si elle peut paraître obsolète aujourd'hui, n'est cependant pas réglée en matière de relations genrées...
Le Mariage forcé. Comédie en un acte de Molière
S Un spectacle de la Comédie-Française S Texte Molière S Mise en scène Louis Arene S Avec la troupe de la Comédie-Française, Sylvia Bergé (Alcantor et la deuxième bohémienne), Julie Sicard (Sganarelle), Christian Hecq (Dorimène et Marphurius), Benjamin Lavernhe (Pancrace, Lycaste et la troisième bohémienne), Gaël Kamilindi (Geronimo, la première bohémienne et Alcidas) S Dramaturgie Laurent Muhleisen S Scénographie Éric Ruf et Louis Arene S Costumes Colombe Lauriot Prévost S Lumières François Menou S Son Jean Thévenin S Masques Louis Arene S Accessoiriste Laurent Boulanger S Collaboration artistique Lionel Lingelser S Assistanat à la mise en scène Émilie Lacoste S Assistanat à la scénographie Auriane Robert S Assistanat aux costumes Caroline Trossevin S Production Comédie-Française S Spectacle créé le 26 mai 2022 au Studio-Théâtre (Paris) S Le décor et les costumes ont été réalisés dans les ateliers de la Comédie-Française S Durée 1h
20 février — 1er mars 2024 Du mardi au samedi, 18h30 Relâche les 25 et 26 février
Théâtre du Rond-Point – 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris
T. 01 44 95 98 21 www.theatredurondpoint.fr
20 et 21 mars 2024 L'Avant-Seine, Théâtre de Colombes (92)
4 au 14 avril 2024 Théâtre des Célestins / Lyon (69)
Également au Théâtre du Rond-Point
Samedi 9 mars, 10h-16h et dimanche 10 mars, 14h-18h Workshop autour du masque animé par Olivia Dalric, avec la compagnie Munstrum Théâtre. À partir de 16 ans
14 mai — 1er juin 2024 Les Possédés d'Illfurth une création du Munstrum Théâtre. Mise en scène et interprétation Lionel Lingelser, texte Yann Verburgh, en collaboration avec Lionel Lingelser