19 Février 2024
Mouss Zouheyri se livre à une véritable performance d’acteur dans une mise en musique du langage aussi inventive que divertissante.
Il n’a pour tout accessoire qu’une mallette de voyage en cuir fatigué d’où il tire un transistor, un haut de forme, un panier, des objets disparates, comme un vieux clochard qui aurait engrangé dans son sac tout son avoir. Dès son entrée en scène, on navigue en eaux troubles sur le plan du langage. Dans une langue inventée où se mêlent des mots français, kabyles, arabes ou imaginaires mais cependant imagés, il utilise ce sabir comme s'il était sa langue propre. Il débarque sur scène en habits de tous les jours, aussi fatigués que sa mallette. Il est le Maestro, le chef d’orchestre qui doit diriger une équipe de bras cassés, plutôt dissipés et inattentifs, pour leur faire interpréter une « vraie » œuvre. Mais les musiciens n’ont d’autre présence sur scène que celle que le Maestro leur accorde en les interpellant.
Une langue savoureuse
Tout au long du spectacle, le texte conservera ce mélange inénarrable de langues, alternant citations – vraies ou fausses – en français choisi, expressions arabes immédiatement repérables issues de la langue des rues et détournements réjouissants. C’est ainsi que « Les sanglots longs des violons de l’automne » se retrouvent sur le sable chaud ou que l’auteur s’attaque au sens même de la langue châtiée en la pervertissant pour la faire résonner creux avec des expressions du type « On insurrecte la métaphore dans l’hyperbole ». On est dans l’hétérogène d’une langue inventée où les parfums, les goûts, les couleurs priment tout. « Qu’est-ce qu’écrire sinon inventer sa propre langue ? », affirmait Aziz Chouaki, passé par un mémoire sur Ulysse de Joyce. Trimbalé, balloté, secoué, le spectateur largue les amarres de ses repères traditionnels pour embarquer au long cours dans le parcours aussi loufoque qu'imaginatif que l’auteur concocte.
Alger la belle, Alger la blanche
Dans les dérives obstinées de ce chef d’orchestre qui passe son temps à tenter de ramener ses ouailles au sens de la musique, il y a la vie même, et derrière, la bigarrure d’Alger, la blancheur de la casbah, la mer et son goût de sel, les conversations de bistrot. Sa chaise se transforme en balcon d’où l’on regarde les femmes passer. Il s’échauffe, fait de la cuisine une matière d’inspiration pour le jeu, passant du couscous qu’on roule aux assonances rythmées d’un « batata tomata » évocateur pour diriger la batterie, tire un poireau de son sac et le métamorphose en baguette qu’il malmène avec la furia du chef inspiré. Il réprimande ses musiciens imaginaires, celui qui tripote ses crottes de nez, celui qui aimerait bien fumer, celui qui réclame une pose. Mouss Zouheri, habité par son personnage, se dépense sans compter, passant d’un sujet à l’autre, d’un commentaire à l’autre, avec une cadence effrénée et une urgence aussi dérisoire qu’inspirée.
Le contexte politique algérien
En 1988, l’Algérie est en proie à des émeutes populaires. L’islamisme fait rage – il fera 200 000 morts – on égorge les intellectuels, les démocrates, les francophones. Aziz Chouaki signe chaque semaine dans le Nouvel Hebdo des « Nouvelles sulfureuses » qui placent sur la sellette aussi bien le FLN que les islamistes. Accusé « d’être le diable, d’être musicien, d’être beau gosse, d’être écrivain », celui qui dirige aussi un des seuls clubs de jazz d’Afrique du Nord est la cible des Frères musulmans. Il fait l’objet de menaces de mort qui le contraignent à l’exil. Le texte porte avec virulence la marque de sa révolte contre une situation qui « te souille l’âme ». Il s’insurge contre les mitraillettes sorties pour fusiller le génie, contre l’impunité des forces spéciales qui tabassent à l’envi, s’attaque à l’arabisation forcée et à la religiosité imposée de ceux qui forment la « dernière race après les crapauds ». Mais l’exilé ne s’illusionne pas plus sur l’accueil que réserve la France à ses semblables. Il reste attaché à ce qui compose son enfance, ses cris, ses rires, sa lumière et ses odeurs. El Maestro porte la trace de cet amour-haine qu’il porte à son pays, du sang-mêlé de sa culture. On regrettera toutefois qu’il n’évite pas, bien qu’ils soient, évidemment, liés à la culture algéroise dans laquelle ils s’enracinent, les commentaires sexistes et homophobes qui émaillent certains passages. Ils sont, en tout cas, dans le ton, trente-cinq années en arrière…
El Maestro (publié avec les Oranges, éd. Théâtrales)
S Texte Aziz Chouaki S Regard extérieur Jacques Séchaud S Jeu Mouss Zouheyri S Création musicale Jean Luc Girard S Création lumière Vincent Papot-Libéral S Le sac de El Maestro est un prêt amical de Franck Labussière S Production Compagnie La Ribambelle S Soutien l’Espace créatif Noetika S Durée 1h15
Jusqu’au 2 mars 2024, du jeudi au samedi, 21h.
Du 9 mars au 20 avril, ven. 12 & 19/04 21h, sam. 15h (sf 30/03 & 20/04 à 21h), dim. 15h (rel. le 17/03)
Théâtre de Nesle – 8, rue de Nesle, 75006 Paris
Rés. 01 46 34 61 04 theatredenesle@gmail.com