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Arts-chipels.fr

Così fan tutte. Les couleurs contemporaines d’un conte du temps des Lumières.

© Monika Ritterhaus

© Monika Ritterhaus

La mise en scène de Dmitri Tcherniakov dépouille l’opéra de Mozart de la futilité inconsistante des femmes si commune à nombre d’interprétations pour proposer une version plus « sérieuse » où la comédie vire au grinçant et à l'aigre. 

Le 14 juillet 1789, la Révolution française commence à Paris tandis qu’à Vienne Mozart revient en force avec la reprise des Noces de Figaro et la commande, par l’empereur Joseph II, d’un opéra qui clora sa trilogie des opéras consacrés au désir. Après les Noces et Dom Juan, Così fan tutte, Ainsi font-elles toutes, qui porte pour sous-titre l’École des amants, en forme le troisième volet. Même si l’atmosphère est à la légèreté, il y a de la perturbation dans l’air… parce que l’esprit des Lumières est passé par là, que la liberté de penser fait son chemin et qu’une certaine libéralité des mœurs s’est introduite subrepticement, en particulier dans les hautes sphères. Così trouve une place de choix dans ce contexte. C’est un divertissement que l’Empereur commande à Mozart, à partir d’un des innombrables potins qui alimentent la vie de cour : l’histoire de deux officiers qui, à Trieste, ont échangé leurs femmes. La charge d’en écrire le livret revient au complice de Mozart, le sulfureux abbé déjà auteur du livret des Noces et de Dom Juan, Lorenzo Da Ponte, ami de Casanova et « poète impérial » de Joseph II. 

Un marivaudage à face noire

L’histoire met en scène des personnages qui, par jeu, se trouvent pris dans un marché de dupes dont l’amour est l’enjeu. Fiordiligi et Dorabella, deux sœurs, se sont fiancées à deux officiers, la première à Guglielmo, la seconde à Ferrando. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si un vieux philosophe retors, Don Alfonso, n’y avait mis son grain de sel. Au cours d’une discussion d’auberge, il parie avec les deux officiers, sûrs de la fidélité de leurs compagnes, qu’elles sont, comme toutes les femmes, frivoles et volages. Il suffira de les mettre à l’épreuve en prétextant le départ à la guerre des fiancés et de faire revenir les jeunes hommes masqués pour courtiser leurs promises. Maître du jeu, Don Alfonso s’adjoint les services de la servante des deux belles, Delpina, à qui il ne révèle qu’une partie de la supercherie. Voilà nos amoureux devenus nobles Albanais faisant le siège de leurs fiancées. Ils se font pressants en pure perte. Les jeunes filles, entre elles, sont secrètement ravies, mais elles restent sages. Don Alfonso, aidé par Delpina, intensifie la pression. Devant l’empoisonnement feint des amoureux éconduits, elles se laissent fléchir mais, aiguillonnées par Delpina qui plaide pour la liberté des femmes, choisissent d'affirmer leur préférence en jetant leur dévolu chacune sur le fiancé de l’autre. Arrivés à leurs fins, les officiers, en bons machistes, se félicitent de leur conquête avant de comprendre qu’ils sont aussi les victimes de leur tromperie dont Don Alfonso vante le caractère de « détromperie ». La morale de l’histoire renvoie dos à dos l’inconstance des femmes et la responsabilité des hommes. Si « ainsi font-elles toutes » – on notera que c’est toujours du côté des femmes que penche la balance de l’infidélité – montre des femmes qui succombent, la raison commande de prendre la chose du bon côté et tout finit par un double mariage.

© Thomas Amouroux

© Thomas Amouroux

Une mise en scène résolument contemporaine

C’est dans un décor unique qui raconte les années 1960-1970 que Dmitri Tcherniakov situe l’action. Un espace clos, une boîte de Pandore, une demeure à l’écart où se déroulera, l’espace d’un week-end, cette drôle d’histoire où le désir et la tromperie règnent. Nous nous trouvons dans la maison de Don Alfonso, libertin ironique et oisif qui aime pour s’occuper à semer le doute, à instiller la zizanie. Delpina ne ressemble plus à la servante du XVIIIe siècle, délurée et au vert parlé, au service des deux sœurs. Complice et peut-être plus de Don Alfonso, elle fait figure de maîtresse de maison dans son habit clinquant, refusant de nettoyer les dégâts de verres renversés. Quant aux deux couples, ils n’ont plus rien de fringants jeunes gens. Ils ont pris de l’âge et c’est à un jeu d’adultes qu’ils se prêtent, à une époque où la libération sexuelle s’accompagne d’« expériences » sur le terrain de la sexualité. Le masque, loin de cacher les identités, n’est qu’un leurre qu’on peut ôter ou remettre, destiné à pimenter les relations des couples qui cherchent à se distraire de leur quotidien avant de passer à l’échangisme. Si la situation apparaît peu crédible, elle l’est tout autant que le marivaudage proposé par Mozart.

Guglielmo, Dorabella © Thomas Amouroux

Guglielmo, Dorabella © Thomas Amouroux

Du marivaudage à la guerre des sexes

En dépouillant les femmes de leur personnalité de jeunes évaporées prises au piège de leur crédulité et en les plaçant dans un contexte contemporain, le metteur en scène met l’accent sur les comportements genrés. Il montre des femmes qui contrôlent leur destin et assument leurs choix face à des hommes stupéfaits qu’elles leur rendent la monnaie de leur pièce. Mais dans le même temps il souligne l’impression de désert mental des personnages, qui réside dans ce décor tout en apparences, trop propre, trop policé, trop contrôlé, trop design, et qui vide les comportements de leur sens. Même la servante ne trouve pas grâce à ses yeux. Si son insolence outrancière et le plaisir qu’elle prend à la manipulation de ses maîtres ont des allures de revanche de classe, le féminisme qu’elle manifeste engendre la suspicion. En suggérant à ses patronnes une vengeance qui passe par un comportement analogue à celui des hommes comme seule réponse possible, elle place la relation entre hommes et femmes au niveau d’une guerre des sexes.

Dorabella, Fiordiligi © Thomas Amouroux

Dorabella, Fiordiligi © Thomas Amouroux

Le rattachement historique, entre mise à la marge et réinvention

Si les quiproquos et les supercheries liés au travestissement, hérités de la commedia dell’arte, perdent beaucoup de leur impact comique du fait du choix « échangiste » de la mise en scène, si la critique du mesmérisme – fumeuse pratique censée alors soigner en recourant au magnétisme animal – disparaît dans l’intervention cocasse de Delpina transformée en médecin guérissant les deux « empoisonnés », pour être remplacée par un traitement farcesque, à gros traits, façon théâtre de tréteaux, la musique en revanche s’ancre résolument dans le XVIIIsiècle. Christophe Rousset, à la tête des Talens lyriques, adopte, pour interpréter la partie orchestrale, des instruments anciens hérités du baroque dont les couleurs plus douces et les sonorités moins puissantes offrent un meilleur équilibre avec la voix des chanteurs. Reprenant la tradition de l’époque, il joue lui-même les récitatifs sur un pianoforte, un instrument qui s’était imposé à l’époque de Mozart et que celui-ci utilisait. Il aborde avec beaucoup de subtilité la partition de Mozart pour en faire percevoir les nuances et toute la variété.

© Monika Ritterhaus

© Monika Ritterhaus

Une composition sans cesse en mouvement

L’opéra offre nombre de propositions musicales séduisantes. L’instrumentation réserve par exemple une large place aux clarinettes. Elle crée des dialogues innovants entre flûtes et bassons dans le premier finale, ou dans la sérénade pour vents qui mêle hautbois, clarinettes, bassons et cors dans « E amore un ladroncello ». Elle introduit des ruptures de rythmes entre des dialogues piano et des interruptions brutales d’accords forte, qui marquent l’opposition entre féminin et masculin. Elle juxtapose des duos frémissants, tel celui des deux sœurs, au refroidissement que la contrainte du mariage, traduite par un récitatif, impose. L’Ouverture de l’opéra est à elle seule un petit bijou, évoquant dans les premières mesures les coups de bâton qui marquent le début d’une pièce de théâtre. La musique ne cesse d’y bondir, entre piano, forte et subito. Quant à l’air chanté par Don Alfonso, qui donne son titre à l’opéra, il fait écho à un thème apparu dans les Noces de Figaro, où Basile s’exclamait « Così fan tutte le belle » et constitue un clin d’œil facétieux du compositeur.

Du chant à tous les étages

L’une des particularités de Così fan tutte est l’importance des ensembles chantés par rapport aux solos : quinze ensembles et deux finali contre douze airs. Mozart y démontre une maîtrise éblouissante de la mécanique du chant, insérant duos, trios et quatuors, jouant sur toutes les associations possibles avec une virtuosité époustouflante. Les appariements entre les deux sœurs comme entre les deux officiers sont savoureux, les effets de symétrie cultivés. L’absence de basse chez les hommes et de contralto chez les femmes contribue à placer la musique du côté de la légèreté. Les six chanteurs engagés ici dans l’aventure s’inscrivent avec autant de plaisir que de maîtrise dans ces chassés-croisés où le jeu entre vérités et faux-semblants est la règle et où l’outrance assumée de la gestuelle dit le théâtre des situations.

Guglielmo, Ferrando, Fiordiligi, Dorabella © Thomas Amouroux

Guglielmo, Ferrando, Fiordiligi, Dorabella © Thomas Amouroux

Un paysage qui va s’assombrissant

Commencée sur le mode léger d’une aventure grivoise, la pièce s’achève dans une froideur grinçante et cruelle. Car tous sont perdants dans ce jeu de dupes qui a laissé des traces. Les visages, maquillés, sont devenus faces de clowns tristes manipulées par les deux Méphistophélès que sont Don Alfonso et Delpina, et la perspective des noces vire à la farce tragique. Au moment où le rideau tombe, la comédie est devenue amère tandis que la musique célèbre la réconciliation. C’est entre la légèreté virtuose et changeante de la musique et une mise en scène appuyée qui en voile progressivement le charme virevoltant que cette mise en scène de Così fan tutte, sans cesser de conserver une part de son caractère de divertissement, engendre la réflexion. Car son sujet déborde largement le thème du marivaudage amoureux ou la différenciation, typique du Siècle des Lumières, entre le masculin et le féminin qui attribue, à l’un l’intellect et la raison, à l’autre la sensibilité et les sentiments. Se pose ici la question intemporelle du désir et du pouvoir. On peut choisir ou pas de la retenir. Ou se laisser seulement happer par le charme certain de cette fantaisie musicale admirablement interprétée. 

Don Alfonso, Despina © Thomas Amouroux

Don Alfonso, Despina © Thomas Amouroux

Così fan tutte

S Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart S Livret Lorenzo Da Ponte S Direction musicale Christophe Rousset S Mise en scène, scénographie Dmitri Tcherniakov S Costumes Elena Zaytseva S Lumières Gleb Filshtinsky S Avec Agneta Eichenholz (Fiordiligi, soprano), Claudia Mahnke (Dorabella, mezzo-soprano), Rainer Trost (Ferrando, ténor), Russell Braun (Guglielmo, baryton), Georg Nigl (Don Alfonso, baryton), Patricia Petibon (Despina, soprano colorature) S Orchestre Les Talens lyriques S Chœur Stella Maris S Production Festival d'Aix-en-Provence (2023) S Coproduction Théâtre du Châtelet, Festspielhaus Baden-Baden & Théâtres de la Ville de Luxembourg S En italien surtitré en français et en anglais S Durée3h35 avec entracte

Du 2 au 22 février 2024 à 19h30. 10 représentations

Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet, 75001 Paris  www.chatelet.com

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