Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Sans faire de bruit. Dans le microcosme du quotidien, l’exploration théâtrale de la perception sonore.

© Fred Mauviel

© Fred Mauviel

Construit sur le mode de l’enquête, ce spectacle bien ficelé nous amène à reconsidérer le magma indifférencié – ou considéré comme tel – de notre environnement sensoriel et la façon dont il structure notre manière d’être au monde.

Dans le décor d’un salon moderne, sans autre caractéristique qu’un certain confort bourgeois qu’animent en sourdine les bruits de la rue, une jeune femme entre. Elle échange des propos avec des personnages qu’on entend sans les voir : une femme – sans doute une infirmière ou une assistante de vie – et l’occupant du fauteuil roulant que la jeune femme a poussé sur la scène – son grand-père, lui aussi invisible. Pourtant c’est à lui qu’elle s’adresse, sur le fauteuil roulant où il n’est pas, en posant sur un petit trépied un appareil miniature dans lequel on reconnaîtra par la suite un magnétophone. Elle le questionne de manière elliptique sur sa mère, la propre fille du vieil homme.

Glissements de personnalités

Dans les enceintes sonores disposées de part et d’autre de la scène résonne la voix du grand-père, avec son timbre voilé, ses cordes vocales usées par le passage du temps, restées chantantes dans son accent méridional. La voix d’un vieil homme qui se trompe sur son âge, peine à rassembler ses souvenirs et semble avoir oublié qu’il avait une fille – oubli volontaire ou perte de mémoire ? Mais voilà que la voix de l’absent, qu’on aurait pu croire projection imaginaire de la jeune femme, s’incarne dans sa petite-fille. Elle vient « habiter » le fauteuil roulant, prononce sans émettre le moindre son les paroles du vieillard, marque les mêmes hésitations, respire et tousse en osmose complète avec la voix. Mieux : elle reprend les mimiques qui semblent accompagner cette voix, épaules affaissées, tête dodelinante, elle superpose des images sur le son, faisant naître, pour le spectateur, une interrogation. Naviguons-nous dans l’imaginaire de la jeune femme, qui inventerait cette scène, ou dans l’évocation d’une situation qui a vraiment eu lieu ? Sommes-nous dans une fiction ou dans la mise en scène d’un documentaire théâtralisé ? Additionné avec le mystère de cette mère énigmatique dont on sait seulement qu’il lui est arrivé quelque chose, troubles de perception et de compréhension se mêlent.

© Fred Mauviel

© Fred Mauviel

Quand le quotidien se raconte et raconte le théâtre

Dans la recherche qu’elle entreprend du « Comment c’est arrivé à ma mère ? » auprès des membres de sa famille, le son servira de conducteur à la reconstitution d’un portrait des personnages et de porteur du récit qui lèvera le voile sur les événements. En une série de séquences sonores, les membres de la famille, par le truchement de l’enregistrement, auront à se présenter avant de parler de l’absente. Au fil de la pièce, la jeune fille se glissera dans les multiples peaux des personnages qu’on entend parler. Elle adoptera tour à tour les petits pas précautionneux de sa grand-mère, la nonchalance vapotante de son frère ou les attitudes ludiques et pleines de mines de sa nièce qui fait l’intéressante et joue à la « grande ». Dans le microcosme du quotidien, à travers le décalage-recalage qu’opère le jeu par rapport au son, s’inscrit un nouveau mode de perception dans lequel l’écouter et le voir inaugurent un dialogue insolite.

Question d’entendre

On découvrira que le fil maternel, qui motive l’investigation de la jeune femme, est intimement lié à la question du son. La mère est soudainement devenue sourde et son univers a basculé. S’introduisent dans le parcours sonore des accidents auditifs, un pêle-mêle des voix, des déformations métalliques qui rendent la parole incompréhensible, des coupures, des brouillages, des distorsions accompagnées d’acouphènes qui vrillent les oreilles. Ils sont une transposition de ce que vit la mère, de la modification de sa perception sonore, qui gagne bientôt sa perception globale du monde. Lorsque le silence s’installe dans son univers, une correspondance visuelle s’établit. L’horizon disparaît, le ciel s’assombrit, le regard se voile, le noir prend le pas. La transposition, encore une fois, est à l’œuvre.

Une histoire inspirée de faits réels

Les fragments d’interviews qui scandent le parcours ne sont pas inventés. Ils sont ceux des membres de sa famille, que la comédienne et co-autrice a recueillis. La surdité qui survient et justifie – a contrario – l’importance du rôle du son dans le spectacle, appartient aussi à la réalité. La mère de Louve Reiniche-Larroche a vécu cette fermeture au monde que constitue la surdité. C’est elle qu’on entend, à la fin du spectacle, et cette fois sa fille ne s’en fait pas le double animé, mais l’interlocutrice, en mesure de dialoguer avec elle parce qu’une chirurgienne a trouvé le moyen, grâce à une greffe de de puces électroniques, de lui rendre une partie de l’ouïe et, par là-même, de la réconcilier avec le monde.

© Fred Mauviel

© Fred Mauviel

Théâtre au cœur

Si l'on peut s'amuser de trouver, dans cette fable, un faux écho de la parabole biblique – « les sourds entendront » –, si l'on peut s'intéresser à la variation documentaire sur la perception auditive qu'offre le spectacle, le plus intéressant réside dans la richesse du mélange entre la réalité et la fiction. Ce qui sort des enceintes sonores nous fait prêter l'oreille à notre environnement. Les voix qu'on entend ne sont pas que porteuses de contenu. Leur timbre, leur hauteur, leurs intonations, leur scansion sont autant de matières qui occupent un rôle, dessinant un personnage, ont une place dans le jeu du spectacle. L'exactitude quasi clinique avec laquelle la comédienne entre dans la peau des personnages et respire leur voix achève de dessiner un paysage placé sous le signe des correspondances, entre les sens comme entre le ressenti et le compris, le transmis et le joué, le réel et l'imaginaire. Une complexité qui porte au centre un théâtre du réel… Sans faire de bruit

Sans faire de bruit

S Création Louve Reiniche-Larroche et Tal Reuveny S Mise en scène Tal Reuveny S Jeu Louve Reiniche-Larroche S Création sonore Jonathan Lefevre-Reich S Scénographie Goni Shifron S Création d'objet Doriane Ayxandri S Création lumière Louise Rustan S Production-Diffusion Caroline Berthod S Administration Pauline Raineri S Spectacle lauréat de la bourse Beaumarchais SACD pour la mise en scène 2023 S Durée 1h

Nouveau Théâtre de l'Atalante, 10 place Charles Dullin, 75018 Paris –

Les 18,19,20 janvier 2024 à 19h www.theatre-latalante.com

Théâtre d'Étampes - 13 décembre 2024

Du 14 au 16 décembre 2024 Festival Impatience. Hors les murs - au Jeune Théâtre National, 13 rue des Lions Saint-Paul, 75004 Paris

TOURNÉE
7,8,9 février 2025 - Bellovidère, Beauvoir (89)
28 février 2025 - Prades-le-Lez (34)
6 au 15 mars 2025 - Théâtre Paris-Villette, Paris
3,4, 5 avril 2025 - La Pop, Paris
21 avril au 4 mai 2025- festival Komidi, La Réunion
novembre 2025 - Les Bains douches, le Havre
4 et 5 février 2026 - le Pommier, Neuchâtel, Suisse
mars 2026 - Théâtre du Beauvaisis

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article