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Arts-chipels.fr

Langage(s). Derrière l’expression, la dimension de l’art.

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Faire se rencontrer Bach et Godard, Beethoven et Hermann Hesse, Schumann et Rilke, et mêler Webern et Chostakovitch avec Ryōkan tient d’une ascèse de la pensée. Quand elle s’applique à ce que créer veut dire et s’intéresse au sentiment artistique, on navigue dans le monde impalpable où s’installe l’imaginaire.

Aucun dispositif scénique ne vient troubler la présence sur scène du Quatuor Parisii et de la comédienne Emmanuelle Devos. Une table de lecture à laquelle s’installe l’actrice qui se déplacera pour dialoguer avec les musiciens avant de s’insérer au milieu d’eux, quatre pupitres pour les instruments à cordes – deux violons, un alto, un violoncelle – suffisent à dire que l’essentiel n’est pas dehors mais dedans, dans ce qui va émerger, se dessiner, s’entendre derrière la neutralité de l’apparence. Dans les haut-parleurs, une voix off féminine lit : « Godard est mort, avec lui le XXe siècle s’éteint. » Elle annonce le programme et ses « interprètes » : Emmanuelle Devos et le Quatuor, les œuvres de Bach, Beethoven, Schumann, Webern, Chostakovitch pour la musique, Hesse, Rilke puis Godard… Ce texte, c’est celui du cinéaste Arnaud Desplechin qui associe dans un même mouvement jeu, musique, cinéma et littérature et y jette des passerelles, entre la voix et le sentiment, entre le classicisme et le romantisme, entre la musique, l’écrire et le filmer.

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Entre langue et langages

Au centre du spectacle, les questionnements ne cessent de se croiser. Rilke, dans ses lettres au jeune poète Franz Xaver Kappus, aborde l’exploration nécessaire de l’inexprimable, qui « s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée » mais qui passe cependant par les mots. Il refuse l’acte critique qui, par nature, dénature et prône le retour sur soi, sur le pourquoi de la création, sur sa nécessité intime. Quant à Godard, trublion éternel, il traque la signification de l’exception et de la règle. À la seconde, la culture, qui « normalise ». À la première l’art, sous toutes ses formes : littéraires, picturales, musicales, mais aussi filmiques ou liées au mode de vie. Feuilletant un Livre d’image filmique au soir de sa vie, il continue d’explorer des terrains éclatés, composés des lambeaux qu’engrangent sa mémoire, pleins de bruits et de fureurs, avec un vocabulaire dont les mots s’absentent et un langage qui ne passe plus par la langue.

Ces textes, Emmanuelle Devos ne les « dit » pas. Point d’art consommé dans son élocution, du moins en apparence, à faire rouler les mots dans la gorge, à cultiver avec artifice la « belle » diction, mais une apparente – quoique fallacieuse – simplicité non dénuée d’humour qui rendent ces textes quotidiens, sans apprêt, à portée d’oreille.

La musique comme langage(s)

Le répertoire choisi par le Quatuor Parisii est à l’aune de ces interrogations. La réinterprétation pour les quatre instruments à cordes de l’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach donne le ton. Sommet quasi inégalable de l’art du contrepoint, l’œuvre trouve, dans sa réécriture pour les quatre instruments, les voies d’un dialogue qui existait dans l’œuvre initiale entre les mains d’un seul instrumentiste mais qui prend ici toute son ampleur. Individualités, échanges et unissons trouvent ici les voies d’un nouveau langage, mixte, composé, qui traversera ensuite les différents morceaux choisis. La traversée dans le temps qu’offre le répertoire, organisé chronologiquement, visera, à sa manière, à faire exploser les barrières entre les « catégories » – art moderne contre art ancien, classicisme contre romantisme, conceptualisme contre expression du sentiment – et leurs croisements.

S’éloignant de la recherche de virtuosité à tout prix qui marque par exemple l’œuvre de Paganini même si la musique vaut aussi pour elle-même dans son parcours, les morceaux choisis font chanter les instruments. Mélodies alanguies que l’archet déroule à rythme lent sans se lasser, traversées de coups du destin, conversations animées entre amis, pépiements d’oiseaux dans une nature rendue à une simplicité émouvante, c’est amarres larguées et portée par le vent que la musique nous porte et nous transporte. Vers un ailleurs au-delà des mots.

Entre la musique et le texte

Ce qui se joue dans le spectacle, qui convie aussi bien Péguy et la Bérénice de Racine que les « merveilleux nuages » de Baudelaire, qui s’engage avec Kantor sur les voies de l’infini mathématique et avec Russell sur un questionnement paradoxal – « l’infini du tout est-il plus grand que l’infini de la partie ? » – c’est cette essence, rare, poursuivie par tous les créateurs, qui passe outre la langue pour inventer de nouveaux langages. C’est dans l’hybridation qu’elle trouve sa source, une hybridation créatrice qui va faire de Godard son porte-parole. Si l’intérêt du cinéaste va d’abord aux images et à l’art pictural qui trouve une expression privilégiée dans Passion, par exemple, il introduit, dans Prénom Carmen, le questionnement de la relation entre l’art et la vie au travers de parenthèses musicales beethovéniennes où l’art est clairement détaché de la vie en des moments parfaits d’images et de sons. Ce n’est pas non plus par hasard qu’il emprunte dans le film, pour le personnage de Claire, double angélique de Carmen, des lignes de dialogues empruntées aux carnets intimes du compositeur. Parce que la création qu’on porte à l’intérieur de soi est faite aussi de ce que nous avons accumulé, absorbé, transformé et de toutes les incertitudes qui la traversent. Un amas-amalgame d’où émerge un autre langage fait de poésie et d’imaginaire, que rien ne peut dissoudre. Il suffira pour terminer de laisser la parole au moine itinérant, au peintre et poète, amoureux vieillard d’une jeune nonne, que fut Ryōkan : « Le voleur parti / n'a oublié qu'une chose – / la lune à la fenêtre. »

Langage(s)

S Un spectacle du Quatuor Parisii S Avec Emmanuelle Devos et le Quatuor Parisii – Arnaud Vallin Violon 1, Florent Brannens Violon 2, Dominique Lobet Alto Jean-Philippe Martignoni Violoncelle S Musiques de Jean-Sébastien Bach, Ludwig van Beethoven, Dimitri Chostakovitch, Robert Schumann et Anton Webern S Textes de Jean-Luc Godard, Hermann Hesse, Rainer Maria Rilke et Ryokan S Régie générale Camille Jamin S Régie lumière Raphaël Pouyer S Régie plateau Malène Seye S Spectacle créé le 13 novembre 2022 dans le cadre du Festival Notes d’Automne S Production Atto Musica S Coréalisation Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord S Durée 1h20

Les 5 et 6 janvier 2024 à 20h

Théâtre des Bouffes du Nord – 37 bis, boulevard de la Chapelle, 75010 Paris

Rés. 01 46 07 34 50 www.bouffesdunord.com

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