18 Janvier 2024
Inspiré de faits réels, le film d’Agnieszka Holland dresse un portrait très prégnant en même temps que tragique et contrasté des migrations massives passées par la Biélorussie pour rejoindre la Communauté européenne.
Ils sont pleins d’espoir, ces migrants qui ont pris l’avion pour la Biélorussie avec l’assurance, leur a-t-on donnée, de passer la frontière du pays pour atteindre la Pologne et rejoindre des proches dans différents pays de la Communauté européenne. La Pologne, c’est la porte de cette Europe en laquelle ils fondent tous leurs espoirs, et des pays où règnent la liberté de circuler et la démocratie. Mais ce qui ressemble au départ à un voyage de tourisme presque confortable s’avère miroir aux alouettes et se mue en long calvaire que le film retrace.
Un contexte historique réel
À l’été 2021, le président-dictateur biélorusse, Alexandre Loukachenko, ouvre ses frontières aux migrants de toutes origines désireux de rejoindre l’Union européenne en passant par Minsk. La route apparaît plus sûre que les bateaux de fortune qui traversent la Méditerranée aux dizaines de milliers d’Irakiens, d’Afghans, de Yéménites, de Somaliens ou d’autres pays d’Afrique ou du Moyen-Orient. Des visas sont délivrés, de nouvelles lignes aériennes ouvertes et les réfugiés affluent sous la houlette de passeurs qui rançonnent leurs « clients » et proposent des packages, nuits d’hôtels incluses. Cette « invitation » est la réponse de Loukachenko aux sanctions européennes faisant suite au détournement, par les Biélorusses, d’un avion civil abritant un opposant au régime, le blogueur Roman Protassevitch. L’objectif de Loukachenko est d’inonder l’UE de migrants à titre de représailles face aux sanctions. La Pologne, alors gouvernée par les nationaux-conservateurs du PiS (Droit et Justice) et qui a une frontière avec la Biélorussie, se trouve en première ligne. Face à cette guerre « hybride », les autorités polonaises décident, en contradiction avec la Convention de Genève que le pays a signée, de légaliser les refoulements, même lorsque la demande d’asile concerne la Pologne. Elles décrètent un état d’urgence et une zone d’exclusion sur le pourtour de la frontière, bloquant les humanitaires qui souhaiteraient intervenir et restreignant leurs possibilités d’action.
Une fiction adossée au contexte historique
C’est dans ce contexte que s'installe la fiction imaginée par Agnieszka Holland. Le scénario, structuré en plusieurs parties, mettra en scène chacune des « forces » en présence : les migrants et les passeurs, les militaires de part et d’autre de la frontière, l’intervention des humanitaires côté polonais et les freins mis à leurs interventions, les initiatives individuelles nées de la détresse des migrants. Trois points de vue sont choisis par l’autrice-réalisatrice : celui d’une famille de réfugiés syriens, celui d’un jeune garde-frontière que les événements finissent par ne pas laisser totalement indifférent, celui d’une femme qui devient activiste face à l’insoutenable. Le bombardement médiatique des messages gouvernementaux polonais justifiant le rejet des migrants, appelant à la dénonciation et répandant la haine de l’étranger, basané de surcroît, forme le soubassement qui résonne en fond sonore, le leitmotiv qui court tout au long du film. Il rappelle, dans son inhumanité reprise en compte par les gardes-frontières comme par une partie de la population, le souvenir non éteint de la ségrégation et des pogromes antisémites et, dans leur sillage, de l’installation des camps de la mort. Il se double d'une hostilité latente de la population polonaise face aux Russes, qui prend sa source dans l’histoire du pays. Les péripéties que vivent les personnages créés pour le film s’inspirent des témoignages recueillis sur la situation dramatique des migrants à la frontière, sur les exactions dont ils sont victimes et sur les difficiles conditions d’intervention des associations humanitaires.
Une odyssée bouleversante qui n’a rien du mythe
Sur les traces de cette famille syrienne embarquée dans ce qu’ils considéraient comme l’avion de l’espoir pour Minsk, c’est à un parcours de désillusions successives que le film nous conduit. Trois générations traversent des péripéties qui les mènent de Charybde en Scylla et croisent la route d’autres migrants placés dans des conditions analogues. Un long chemin de précarité et d’inhumanité qui les conduit, dans des camions bâchés en plein cœur de bois où les passeurs les abandonnent après les avoir dépouillés et où les soldats biélorusses les rançonnent jusqu’à épuisement de leurs ressources avant de leur faire franchir sans ménagement les barbelés qui marquent la frontière. De l’autre côté, les gardes-frontières ne sont pas plus tendres. Les migrants sont ce que martèlent les médias, des intrus, des ennemis envoyés par les Russes et traités comme tels. Commence alors pour eux le long calvaire qui fait d’eux des balles de ping-pong que se renvoient les deux pays, des misérables chaque fois plus usés, chaque fois plus maltraités, semant leurs morts comme autant de cailloux sur leur chemin de croix. La faim, la soif, le froid, l’épuisement et les pieds qui ne sont plus que plaies vont de pair avec les coups qu’on leur inflige et les transforment en fantômes hâves et hagards poussés d’un lieu à l’autre sans ménagement, comme du bétail. Une descente en enfer, une errance de plus en plus désespérée dont le but s’éloigne chaque jour un peu plus, où le téléphone portable, durement préservé, reste leur seul lien avec l’extérieur et leur seul espoir de salut.
Un cinéma du drame et de l’intime
Le choix du noir et blanc pour le tournage concentre encore davantage le film sur son propos dramatique. Dans l’ombre de ce bois d’où le soleil semble absent et qui n’est que feuillages et espaces humides et marécageux, l’absence de la couleur contribue à donner au drame sa dureté et son caractère impitoyable. À la poursuite des migrants, le tournage, caméra à l’épaule, contribue à rendre l’errance affolée et vaine de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants désorientés, sans repère, poussés de-ci, de-là dans des conditions qui se dégradent au fil du temps. La caméra, parfois, s’attarde sur un détail, une expression de visage, des souliers qu’on retire au cours d’une halte, découvrant des pieds abîmés, crevassés. Elle saisit un furtif échange de regards, des mains qui se solidarisent ou se réconfortent, dans un filmage de l’intime qui rend l’indifférence, le mépris et la violence des soldats qui les maltraitent plus insupportables encore. L’image est cependant belle, tragiquement, et la qualifier d’esthétique serait lui faire injure tant ce qui la suscite relève d’une interrogation profonde sur ce que nous faisons de notre humanité.
Une émigration à deux vitesses
Les dernières séquences du film présentent une autre émigration massive, provoquée par la guerre en Ukraine. Elles mettent l’accent sur la disparité de traitement des émigrants. Là où les migrants venus d’Orient ou d’Afrique étaient chassés, les Ukrainiens sont accueillis, pris en charge et transportés dans des cars qui les amèneront vers leurs destinations. On est saisi par le contraste que présente cette émigration massive – elle concerne un million et demi de personnes – avec le sort réservé à ces migrants venus « d’ailleurs ». Un traitement à deux vitesses que le film se contente de montrer mais ne commente pas. Tout juste l’un des gardes-frontière polonais qu’un humanitaire identifie comme ayant participé aux opérations anti-migrants précédentes révèle-t-il une forme de honte et/ou de mise sous le boisseau des exactions commises en niant avoir participé à cette chasse aux immigrés.
Alors même qu'il prend la forme de la fiction, il ne nous échappe pas que Green Border est une des faces de la réalité et la projection du film rend impossible toute chance d'en ressortir indemne. On ressort secoué, saisi par cette barbarie « ordinaire ». Elle nous fait aussi nous interroger sur le sort que nous réservons aux migrants qui affluent aujourd’hui de toutes parts, même si nous les traitons mieux.
Green Border. Un film de Agnieszka Holland - 2023 / 2.35 / Dolby 5.1 / 2h32 min Pologne, France, Tchéquie, Belgique. Prix spécial du jury de la Mostra de Venise 2023. Sortie le 7 février 2024
S Avec Jalal Altawil (Bashir), Maja Ostaszewska (Julia), Behi Djanati Atai (Leila), Tomasz Włosok (Jan), Mohamad Al Rashi (Le grand-père), Dalia Naous (Amina), Monika Frajczyk (Marta Zuku), Jasmina Polak (Zuku), Taim Ajjan (Nur) S Réalisation Agnieszka Holland S Scénario Agnieszka Holland, Maciej Pisuk, Gabriela LazarkiewiczPavel Hrdličk, Tomasz Naumiuk S Décors Katarzyna Jędrzejczyk S Costumes Katarzyna Lewińska S Coiffure et Maquillage Aneta Brzozowska S Casting Paulina Krajnik S Son Roman Dymny S Montage Pavel Hrdlička S Musique Frederic Vercheval