4 Décembre 2023
C’est une misérable et terrible humanité qui est ici dépeinte à travers trois périodes dont Thomas Bernhard constitue le lien. De la Vienne de la Sécession, au tournant des XIXe et XXe siècles, jusqu’aujourd’hui, cette promenade apocalyptique menée avec des acteurs de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin offre l’impressionnant portrait d’une désespérance sans fin.
Ça commence comme une rave party. Sur la scène deux DJs et une chanteuse déversent sur les spectateurs un son tonitruant. Un bar a été installé et les spectateurs sont invités à partager boisson et musique sur la scène même. Groupés autour des musiciens, certains sont entrés dans le jeu de l’oubli du quotidien et dansent, immergés dans cette musique qui ne contente pas de s’emparer des oreilles mais prend aux tripes et résonne dans la poitrine. Ceux qui ne le souhaitent pas peuvent gagner leurs places mais il leur faudra attendre plus de trois quarts d’heure avant que la rave party ne s’achève. Sur la scène, les consoles son et le bar ont disparu, les machinos montent, à vue, un décor qui reconstitue un intérieur viennois fin de siècle. Certaines pièces sont invisibles du public, hormis par les ouvertures – portes et baies vitrées. Le public se trouve confronté à l’envers du décor avec les équerres qui permettent aux panneaux de tenir à la verticale et les indications techniques les concernant.
La vidéo comme mise en scène
Dès l’entrée en salle la vidéo est présente. Centrée sur les DJs, elle s'en éloignera progressivement, s’attardant sur le bar puis sur les silhouettes qui rejoignent la scène et sur les visages qui s’agitent, bras levés, avant de se concentrer sur deux femmes dont on découvrira le mal-être au milieu de la foule et du vacarme. La mise en scène est choix, ce que le film montre, et la suite, qui passe par la vidéo en direct, le confirme. Car la Vienne fin de siècle dont Schnitzler est un éminent portraitiste ne sera vue dans sa totalité – selon l’endroit où l’on est placé dans la salle, seules quelques scènes, « en direct », restent visibles – qu’au travers de ce que choisit de livrer la caméra qui suit les personnages. En plan d’ensemble ou en s’attardant sur un visage, portée par le cameraman qui suit un personnage d’une pièce de l’appartement reconstitué à l’autre, des toilettes au lit ou du vestibule au salon, elle est le regard du metteur en scène sur les fragments de vie qu’il nous propose de regarder.
Fin de partie fin de siècle
Dans cet appartement arrivent nombre de convives qui se pressent dans le salon où, comme dans la bonne société, l’un se met au piano tandis que des intrigues se nouent entre les personnages, qu’éclatent les rivalités de classe, que les règlements de compte viennent sur le tapis et que la folie s’invite dans cette société qui a pour point commun le rien, le vide de leurs vies érigés au rang d’œuvres d’art. Entre inceste, ivresse, drogue et mascarade, ils se jouent les uns des autres, cherchent à tromper l’ennui dans le flirt et les relations sans amour, courtisent le suicide. Ils se décomposent, s’enfoncent avec une ironie désespérée dans un néant qui les poussera à franchir les barrières et garde-fous de la société humaine et à se livrer à un jeu de massacre aussi sanglant que gratuit.
Thomas Bernhard tel qu’en lui-même
Cette « fantaisie » viennoise trouve son prolongement dans les extraits d’Extinction, le dernier roman que Thomas Bernhard publie en 1986, quelques années avant sa mort. Pur Autrichien, l’auteur y dit son amour-haine pour ce pays dont il n’a cessé de dénoncer les errements. Maintes fois récompensés par des prix en Allemagne, ses écrits font scandale, ses déclarations publiques aussi. Celui qui déclare : « Nous [Autrichiens] sommes la vie en tant que désintérêt général pour la vie » et se voit interdire toute diffusion sur la radio publique autrichienne en 1982, qui affirme en 1988 dans Place des Héros qu’« il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 1938 » est infiniment dérangeant, en même temps que désespéré. Dans Extinction, c’est avec son passé et sa famille qu’il règle ses comptes avec une virulence et une causticité jubilatoires, mettant en scène, sur fond d’enterrement, un père nazi et une mère maîtresse d’ecclésiastique, rappelant la similitude des enseignements qui lui sont dispensés de force dans des écoles nationales-socialistes, puis catholiques.
Un anti-théâtre qui dit le théâtre
Aux séquences très théâtralisées, distanciées par la prise de vue qui transforme ce théâtre fin de siècle en film en noir et blanc, succède une autre forme de la théâtralité. Tandis que quelques spectateurs sont invités à prendre place sur la scène, c’est à un récit unique, sur le modèle de la conférence, que nous invite Julien Gosselin. Face au public, l’une des comédiennes de la Volksbühne, Rosa Lembek, dit le texte de Thomas Bernhard, Extinction. Une comédienne pour un auteur, pour dire que le genre n’importe pas en la matière. Art suprême que celui de faire vivre un texte sans bouger de sa chaise, par la seule force de la parole énoncée, des inflexions de la voix et de quelques mouvements parcimonieux. Anti-théâtre qui dit la force du théâtre et lui donne valeur de signe à travers la projection qui en est faite sur l’écran au-dessus d’elle tout en montrant la vanité des vanités de l'activité humaine.
Trinité de paysages ravagés, dévastés, incendiés, où l’anéantissement et l’extinction de la race humaine peuvent sembler la règle et la raison ultime, Si vous vouliez lécher mon cœur pénètre au cœur de la désespérance, que viennent illustrer trois formes qui s’attaquent à leur manière à l’illusion théâtrale comme à la vacuité du monde. Au fond du corridor sans porte, sans fenêtre, sans issue brille cependant, osbstinément, la petite lueur de la dénonciation. En nos temps de guerres sans fin, de montée des extrémismes, d’apocalypse climatique et de fin du monde annoncées, urgent crier…
Si vous pouviez lécher mon cœur – Extinction
S Textes Thomas Bernhard, Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler S Adaptation et mise en scène Julien Gosselin S Traduction Anne Pernas, Francesca Spinazzi (Panthea) S Interprètes Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Lotic, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow S Scénographie Lisetta Buccellato S Dramaturgie Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann S Musique Guillaume Bachelé, Lotic, Maxence Vandevelde S Lumière Nicolas Joubert S Vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol S Son Julien Feryn S Costumes Caroline Tavernier S Cadre vidéo Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel S Avec la participation de tous les départements de Si vous pouviez lécher mon cœur et de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz S Coproduction et coréalisation Théâtre de la Ville-Paris, Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN et Festival d’Automne à Paris S Production Si vous pouviez lécher mon cœur, Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz S Coproduction (en cours) Wiener Festwochen (Vienne) ; Le phénix – Scène nationale pôle européen de création (Valenciennes) ; Printemps des Comédiens (Montpellier) ; Festival d’Automne à Paris ; Théâtre de la Ville-Paris ; Festival d’Avignon ; Théâtre Nanterre Amandiers – Centre dramatique national ; Maison de la Culture d’Amiens ; deSingel (Anvers) ; Le Manège Maubeuge – Scène nationale transfrontalière S Avec l’aide du ministère de la Culture S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Avec le soutien du Channel de Calais ; Odéon-Théâtre de l’Europe ; École du TNS S Création au Festival d’Avignon en juillet 2023 S Julien Gosselin et Si vous pouviez lécher mon cœur sont artistes associés au Phénix – Scène nationale pôle européen de création (Valenciennes) et au Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN S Julien Gosselin est artiste associé à la Volksbühne am Rosa- Luxemburg-Platz (Berlin) S Si vous pouviez lécher mon cœur est soutenue par le ministère de la Culture / Drac Hauts-de-France et la région Hauts-de-France S Thomas Bernhard est représenté par L’Arche – agence théâtrale S En français, allemand et anglais, surtitré en français S Déconseillé aux moins de 15 ans S Le spectacle comporte des effets stroboscopiques et de fumée S Durée 5h
Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt – 2, Place du Châtelet – 75004 Paris
www.theatredelaville-paris.com
Du 29 novembre au 6 décembre 2023
TOURNÉE
Du 7 au 12 juillet 2023 Festival d’Avignon
Du 7 au 21 octobre 2023 Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin, DE)
Les 10 et 11 novembre 2023 De Singel (Anvers, BE)
Le 18 novembre 2023 Festival Next - Le Phénix (Valenciennes)
Du 29 novembre au 6 décembre 2023 Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt
Les 5 et 6 janvier 2024 Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin, DE)
Les 23 et 24 mars 2024 Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
Aftershow par les musiciens et le vidéaste du spectacle : Maxence Vandevelde, Guillaume Bachelet et Pierre Martin le sam. 9 décembre 2023 à 21h au Théâtre Nanterre Amandiers