11 Décembre 2023
Un banquet-anniversaire rassemble la troupe du Théâtre d’Art de Moscou en tournée aux États-Unis en 1923. Une journée particulière dont les tenants et les aboutissants résonnent encore aujourd’hui.
Un dispositif bifrontal s’offre au spectateur à l’entrée dans la salle. Au centre, une table autour de laquelle est rassemblé un groupe de comédiens. C’est jour de relâche et c’est aussi une date-anniversaire. Vingt-cinq ans auparavant, le 14 octobre 1898, naissait, à quelques centaines de mètres de la Place Rouge, un « Théâtre d’art accessible à tous » dont les conceptions allaient révolutionner l’art théâtral et le métier d’acteur. Loin des excès du mélodrame, en vogue en Russie à l’époque, Constantin Stanislavski et Vladimir Nemirovitch-Dantchenko prônaient un théâtre naturaliste en s’appuyant sur les pièces d’Anton Tchekhov. En 1922-1923, au moment où la pièce s’installe, alors que la société russe est encore en pleine effervescence révolutionnaire, une tournée est organisée aux États-Unis pour renflouer les caisses vides du Théâtre. La troupe du Théâtre d’Art est à Chicago.
Des comédiens russes transplantés dans la société américaine
C’est un groupe d’exilés qui retrouvent entre eux un peu de leur pays natal autour de la table de la célébration. Au travers de leurs échanges, plutôt arrosés, qui mêlent le trivial et des considérations plus intellectuelles et se poursuivent l’espace d’un jour et d’un soir, se dessine leur découverte de la société américaine comme les conditions de leur tournée. Ils évoquent aussi bien le professionnalisme de l’organisation Outre-Atlantique ou l’ouverture et la réceptivité du public américain que l’atmosphère des rues, le confort de leur vie quotidienne ou le luxe qui s’étale lors des réceptions. Y apparaissent aussi les ombres à ce tableau presque trop parfait : un public composé en grande partie de Russes blancs ; la confusion entre leur statut d’artistes et l’accusation de bolchévisme qui s’attache à leurs pas et qui leur vaut, entre autres, une interdiction de pénétrer sur le territoire canadien ; une société du business où l’affairisme de l’entrepreneur qui les a fait venir, Morris Gest, les laissera, au lieu du pactole attendu, aussi pauvres qu’à leur arrivée.
Le Théâtre d’art et la révolution russe
Par petites touches apparaissent des réflexions sur leur pays d’origine. Car si la motivation de la tournée est « la pompe à dollars », elle recouvre d’autres réalités tout aussi inquiétantes. Parce qu’au début des années 1920, l’émergence d’une avant-garde artistique où dominent le constructivisme et le productivisme a revendiqué la rupture avec l’art hérité du passé. Vsevolod Meyerhold, après être passé par le Théâtre d’Art, s’en est affranchi radicalement en développant la pratique de la biomécanique et le Théâtre d’Art, considéré comme bourgeois, a vu son aura pâlir. Au détour d’une phrase, les formes de coercition, de « rééducation » auxquelles les comédiens ont été soumis, leur « autocritique » exigée et les dénis auxquels ils ont été contraints, les pressions qu’ils ont subies et les incertitudes quant à leur devenir ont fait surface. En creux apparaît la référence à ce qui pèse à ce moment de l’histoire russe. Les années 1922-1923 sont marquées en Russie par la lutte entre l’avant-garde et l’Association des artistes révolutionnaires, partisane d’un réalisme engagé. Les années 1930, ouvertes par le suicide de Maïakovski, consacreront la mise au pas de toute l’effervescence artistique et, en 1934, l’adoption du « réalisme socialiste » comme nouvelle – et unique – esthétique. Le retour de Stanislavski en Russie est ici évoqué sous la forme d’une lettre, signée par le dramaturge mais non rédigée par lui, d’allégeance à Staline. Si Stanislavski obtient en 1935, par décision du commissariat du Peuple à l’éducation, la création du Studio opéra dramatique, c’est pour l’usage que le pouvoir stalinien fait de sa notoriété… L’art sera désormais sous contrôle, manipulé et muselé.
Le choix d’explorer des individualités : une vision « humaine »
Reprenant un principe très stanislavskien d’appropriation par les acteurs, la pièce se concentre sur les individualités qui composent la troupe du Théâtre d’Art. C’est au travers d’elles que passe l’Histoire. C’est aussi au travers des individualités des comédiens que, pour Richard Nelson, des acteurs vivants parlent à un public vivant. « Ils se voient dans les autres et voient les autres en eux », revendique l’auteur-metteur en scène. Dans cette circularité, quoi de plus naturel, en l’occurrence, que de faire correspondre une troupe à une autre troupe au sein du spectacle, d’établir un lien entre le Théâtre d’Art et l’équipe du Théâtre du Soleil ? Entre passé et présent se tisse une relation qui fait résonner le passé dans une situation actuelle. L’histoire même du spectacle est là pour le dire. Conçue pour être jouée, en 2022, à Moscou, par des héritiers artistiques du Théâtre d’Art, la pièce a vu son projet brutalement interrompu par l’invasion de l’Ukraine et transporté ailleurs, dans un autre contexte, avec d’autres résonances que celles qu’il aurait eues en Russie. L’art et la politique ont eu, une nouvelle fois, partie liée, indépendamment du contenu artistique du spectacle.
L’impact de Stanislavski
Ce qui disparaît cependant au profit de cette historicisation du quotidien, c’est peut-être ce qui caractérise l’apport de Stanislavski à l’histoire du théâtre : sa « méthode », fondée sur la mémoire affective et le vécu propre de l’acteur, qui met en avant la vérité du jeu. Parcellairement livrée dans l’autobiographie artistique qu’il dicte en 1922-1923, Ma vie dans l’art – il a alors la soixantaine –, roman d’apprentissage émaillé d’anecdotes diverses où des considérations sur sa théorie et sa pratique théâtrales se mêlent aux commentaires nés de ses observations, l’immense somme théorique qu’il projetait s’est réduite à quelques chapitres : la Formation de l’acteur et la Construction du personnage. Il n’empêche : l’impact de Stanislavski sur la dramaturgie et la conception du jeu de l’acteur seront considérables, en particulier aux États-Unis et auprès d’un jeune comédien alors dans la vingtaine lors de la tournée américaine du Théâtre d'Art : Lee Strasberg. L’impression que les comédiens développent sur scène des désirs, des émotions et des sensations issus de la vie même s’imprime chez lui de manière indélébile, comme le marque une vision de l’entreprise du Théâtre d’Art qu’il perçoit comme profondément humaine. Il reprendra à son compte les enseignements qu’il en tire lorsqu’il assurera, en 1951, la direction de l’Actors Studio dont l’enseignement imprègne durablement, encore aujourd’hui, les conceptions américaines du théâtre et du jeu de l’acteur.
Par petites touches et en sautes de vent
Si le spectacle applique la méthode stanislavskienne, il ne fait qu’esquisser, comme pour les autres thèmes qui constellent ce repas de mémoire, l’originalité de cette démarche au milieu d’autres, au fil de conversations en sautes de vent et en zigzag. Se dégage de ce pot-pourri d’éléments tous passionnants mais parcellaires un sentiment partiel de frustration. Comme les pièces d’un puzzle dont il faudrait chercher ailleurs la pièce manquante sans laquelle rien ne s’organise. L’exercice n’en reste pas moins virtuose et entraînant. Mené avec énergie et brio par une équipe de comédiennes et de comédiens très à leur affaire, ce questionnement sur l’art, l’histoire, la société et la politique conserve un caractère d’actualité qu’on n’a pas fini d’explorer.
Notre vie dans l'art. Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois, en 1923
S Écriture et mise en scène Richard Nelson S Traduction Ariane Mnouchkine S Avec les comédiens du Théâtre du Soleil Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancso, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan S Assistanat à la mise en scène et interprétariat Ariane Bégoin, Alexandre Zloto S Production Théâtre du Soleil (Paris) Coproduction Théâtre du Soleil (Paris) ; Festival d’Automne à Paris S Le Festival d’Automne à Paris est coproducteur de ce spectacle S Durée 2h15
Du 6 décembre 2023 au 11 février 2024, mer.-ven. à 19h30, sam. à 15h, dim. à 13h30 (sf 24 & 31/12, 3 & 4/01/2024
Du 12 février au 2 mars 2024, ven. à 19h30, sam. à 15h, dim. à 13h30. Le 24/02 repr. à 19h30
Rés. Théâtre Online / Fnac
Théâtre du Soleil – Cartoucherie, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris