2 Décembre 2023
Dans le cadre du centenaire de la naissance du compositeur hongrois György Ligeti, Radio France et le Festival d’Automne à Paris proposent la seule œuvre écrite par Ligeti pour l’opéra : le Grand Macabre. Jouée sous une forme concert, cette œuvre monumentale est remarquablement interprétée par tous ses protagonistes, musiciens, choristes et chanteurs.
Le Grand Macabre aurait pu ressembler à une pochade. Le sujet en effet a de quoi faire sourire tant la galerie de personnages qu’il met en jeu rassemble les travers de l’espèce humaine : ivrognes magnifiques, souverains indécis, ministres avides de pouvoir, obsédés du sexe, voyants peu clairvoyants, amoureux peu soucieux d’amour platonique, le tout pimenté d’un démon du mal plus noir que noir… Une brochette de choix pour un pays qui ne se nomme pas par hasard Breughellande. Impossible de se tromper : nous voyageons dans un pays où le Combat de Carnaval et de Carême, de Pieter Breughel l’Ancien (1559) fait écho aux multiples peintures de Jérôme Bosch sur le thème du carnaval, de la Nef des Fous (v. 1500-1510) aux figures fantastiques qui peuplent le Jardin des délices (1490-1500). Et pour cause : le texte qui inspire à Ligeti son Grand Macabre est celui d’un écrivain et auteur dramatique belge d’origine flamande, Michel de Ghelderode, intitulé la Balade du Grand Macabre et publié en 1935.
Un esprit belge flamand très rabelaisien
Ghelderode avait imaginé une fable inspirée des danses de mort du XVe siècle, avec leurs squelettes entraînant les vivants dans leur ronde funèbre – la peste noire, un demi-siècle plus tôt, avait fait 25 millions de victimes en Europe et imprimé un souvenir vivace dans l’imaginaire collectif. On voyait dans sa Balade de joyeux drilles enivrer la Mort, la croire morte, se croire morts eux aussi au terme d’une prétendue fin du monde où périssaient les méchants. Les joyeux compagnons survivaient et avec eux deux amoureux, qui refaisaient le monde. C’est avec une truculence toute rabelaisienne que Ghelderode dépeint le monde : la farce et le burlesque ne font pas dans la dentelle, les personnages sont « hénaurmes » à la manière de l’Ubu de Jarry, le jus de la treille omniprésent. Et comme chez Rabelais, trouvailles stylistiques et néologismes savoureux pimentent les coups de corne que l’auteur porte au monde qui l’entoure, politiciens inclus.
Entre provocation et rire
Le duo Meschke-Ligeti n’y va pas avec le dos de la cuillère en matière de livret. Les noms des personnages sont à eux seuls éclairants. La Mort, masculine, se nomme Nekrotzar, un avatar de Dracula ; Mescaline est addicte au sexe ; les amoureux Amando et Amanda sont aussi Spermando et Clitoria, et de même sexe de surcroît ; le prince, qui s’appelle Go-Go, se fait rouler dans la farine et la police politique, la gepopo, a des relents de Guépéou. On navigue dans un monde délirant où l’on boit à perdre la raison, où la trivialité confine presque à l’obscène et où forniquer tient de l’obsession, ce qui a valu à l’opéra d’être qualifié de « pornopéra » par certains critiques. Un univers infiniment incorrect menacé par une météorite où les augmentations d’impôts ne sont justifiées que par des sautes d’humeur et où les jeux de mots et allitérations déroulent leurs refrains cocasses. Les amoureux n’ont pas trouvé de meilleur lieu qu’une tombe pour leurs jeux érotiques, la nymphomane Mescaline règle ses comptes avec Vénus, Nekrotzar joue à dada avec Piet l’ivrogne, les Ministres conspirent et le compositeur invente des citations en latin de cuisine et de faux extraits du Nouveau Testament et de l’Apocalypse.
Un désordre musical parfaitement organisé
La musique est à l’avenant. Elle en fait dans le too much avec une obstination cocasse, renforçant les moments dramatiques de manière si excessive qu’elle rend perceptible le procédé. Très noire et martelée quand elle s’attache aux pas de Nekrotzar, elle se fait suave et harmonieuse avec les deux amoureux, galop quand Piet devient le cheval de Nekrotzar qui ne préservera pas celui-ci de perdre le royaume qu’il convoitait chez les hommes, douze coups de minuit quand elle scande la fin du monde attendue. Elle convie au festin apocalyptique, outre des instruments de « musique », des sons venus d’ailleurs : klaxons, sonnettes, sirènes, harmonicas sans compter les « au troisième top, il sera exactement… » et ne dédaigne pas moins les références musicales. La toccata qui ouvre l’Orfeo de Monteverdi est mise en parallèle avec le concert de klaxons du Grand Macabre et des éclats d’Offenbach voisinent avec les références à la Symphonie héroïque de Beethoven. Apparemment construite de briques successives avec des passages joués ou chantés à l’unisson qui alternent avec des sons épars qui ne cessent de se diviser pour se recomposer, la partition révèle cependant à l’écoute toute la complexité de ces faux unissons qui ne cessent de se décaler ou de se distordre, provoquant des dérapages contrôlés dans le grand déraillement du monde que présente le Grand Macabre.
Des chanteurs survoltés pour un espace pluriel
Dans cette version de 1996 où les parties parlées ont été réduites, les chanteurs joignent le geste au chant. Bondissants, impériaux, extravertis, grimaçants, expressifs, ils mènent leur barque avec un entrain communicatif et un bel équilibre des voix, des hauteurs et des timbres. Si Armando est porté par une mezzo-soprano, le prince Go-go est confié à un contre-ténor dans une volontaire confusion des genres et des identités. Privé des artifices de la scène d’opéra et du support des accessoires, c’est au jeu et à l’espace qu’il appartient d’ajouter sa contribution à la théâtralisation de la musique. Ainsi Benjamin Lazar distribue-t-il les protagonistes dans l’espace, place-t-il au balcon les habitants de Breughelland et fait-il apparaître Vénus en hauteur, dans un halo de lumière quand il ne répartit pas les cuivres au quatre coins de la salle. La lumière, distillée par des néons de couleurs changeantes, joue de l’ombre et de la lumière et devient sanglante à l’approche de l’apocalypse qui doit engloutir l’humanité. Ainsi se trouve recréée une théâtralisation qui rejoint la musique.
Une œuvre unique dans la carrière de Ligeti
Ligeti a été tenté par d’autres sujets, tel le mythe d’Œdipe, suffisamment connu de tous pour supporter les fantaisies qu’en magicien touche-à-tout iconoclaste et goguenard, il aimait à appliquer dans ses œuvres. Son refus du pathos, son goût pour l’absurde et le paradoxe, son humour noir, sa volonté de ne pas se laisser enfermer où que ce soit, ne dédaignant ni le jazz, ni la pop, ni les musiques extra-européennes, pratiquant la musique de chambre ou la musique symphonique comme la musique électronique, ses emprunts musicaux mêmes font de lui un musicien éminemment postmoderne. Il a travaillé la forme du happening dans le Poème symphonique pour 100 métronomes en liaison avec le mouvement Fluxus, présenté comme un pied-de-nez à l’intelligentsia avant-gardiste dont John Cage était une figure éminente, tout en se tenant à distance du dodécaphonisme et de la musique sérielle. Inclassable et impertinent, caressant l’idée d’une Tempête d’après Shakespeare, ou d’une Alice, inspirée de Lewis Carroll, il ne composera pourtant qu’un seul opéra, le Grand Macabre. Il faut dire que celui-ci rassemble tous les styles, mêlant tragique, lyrique, comique et carnavalesque, tout en explorant harmonie et disharmonie, et variété de rythmes et de couleurs. Comme une somme, une synthèse, peut-être indépassable dans sa richesse et sa complexité.
L’œuvre
Le Grand Macabre, opéra en quatre tableaux S Livret Michael Meschke et György Ligeti (libre adaptation de la Balade du Grand Macabre de Michel de Ghelderode), composé entre 1974 et 1977, créé à l’Opéra de Stockholm (en suédois) le 12 avril1978. S Le compositeur souhaitant que le livret de l’opéra soit traduit dans la langue du lieu où l’opéra est représenté, une version française est créée le 23 mars 1981 à l’Opéra Garnier. S Une version révisée verra le jour en 1996, lors de la création de l’opéra, en anglais, le 28 juillet 1997 au Grosses Festspielhaus de Salzbourg
Pour la présente représentation
Le Grand Macabre, opéra en deux actes (1978) de György Ligeti, version concert. Première représentation de la version finale de 1996 en français
S François-Xavier Roth, direction S Orchestre National de France S Chœur de Radio France – Lionel Sow, chef de chœur, solistes Jiyoung Kim soprano, Barbara Vignudelli soprano, Romain Champion ténor, Seong Young Moon ténor S Maîtrise de Radio France – Sofi Jeannin, cheffe de chœur S Benjamin Lazar, mise en espace S Avec Matthieu Justine, ténor – Piet The Pot, Robin Adams, baryton-basse – Nekrotzar, Laurent Alvaro, basse – Astradamors, Lucile Richardot, mezzo – Mescalina, Cameron Shahbazi, contreténor – Prince Go-Go, Sarah Aristidou, soprano – Chef de la Gepopo / Venus, Judith Thielsen, mezzo – Amando (Spermando), Marion Tassou, soprano – Amanda (Clitoria), Solistes du Chœur – Ruffiack, Schobiack, Schabernack, Ministre noir, Ministre blanc S Coréalisation Radio France et le Festival d’Automne S Durée estimée 2h S En français, surtitré
Orchestre : 3 flûtes (dont 2 piccolos), 3 hautbois (dont 1 hautbois d’amour & 1 cor anglais), 3 clarinettes (dont 1 clarinette basse), 1 saxophone alto, 3 bassons (dont 1 contrebasson), 4 cors, 4 trompettes, 3 trombones, tuba, percussions, timbales, klaxons, 3 harmonicas, 1 harpe, 1 mandoline, 1 célesta, 1 clavecin, 1 piano, 1 synthétiseur, 1 orgue Hammond, 1 orgue régale, des cordes (violons, altos, violoncelles, contrebasses)…
Le samedi 2 décembre 2023 à 20h
Maison de la Radio et de la Musique – Auditorium, 116 avenue du Président Kennedy, Paris 16e