16 Décembre 2023
On est dans un paysage perdu dans la brume d’une nuit ou d’un presque petit matin, un nulle part, un ailleurs, ilot brumeux et flou, très symbolique de l’expérience que nous allons toutes et tous vivre ensemble. Il fait sombre, seul les phares de la voiture dans laquelle sont assis les deux interprètes, le frère et la sœur éclaire la scène. Gisèle Vienne, comme à son accoutumé, installe un univers disruptif, étrange et dérangeant. Et comme toujours on est plus dans « une expérience totale» que dans une pièce ou une chorégraphie, car tout fait sens, que ce soit la musique de Caterina Barbieri, les lumières et animations laser de Adrien Michel mais aussi le décor et bien sûr les interprètes. C'est sa deuxième collaboration avec Adèle Haenel, depuis que l'actrice a quitté le monde du cinéma. Elle est accompagnée par Theo Livesey et Katia Petrowick. Théo Livesey, acteur, a déjà été interprète de Gisèle Vienne dans Crowd et Kindertotenlieder et Katia Petrowick, danseuse et chorégraphe qui rejoint en 2015 la compagnie Gisèle Vienne pour les reprises de I Apologize et Kindertotenlieder et la création Crowd.
On comprend très vite que Clara et Félix sont frère et sœur, liés et séparés par les viols qu'ils ont subis enfant. Et ils se retrouvent ici et maintenant à 5h38 après vingt ans de séparation après ce traumatisme. La question est : comment peut-on vivre après une telle destruction ? On va assister à une lente remémoration des traumatismes. Dire les choses ; reformuler pour retrouver la mémoire enfouie. Ainsi, entre souvenirs horribles et humours noirs petit à petits ils trouvent un chemin ensemble vers un futur à construire et un avenir possible. C’est Adèle qui dit "Aimer, ça s'apprend". Car la question est bien de comment faire sens, comment créer une relation après une telle destruction. Comment revivre et aimer ?
Car derrière il y a l’inceste, destructeur et il y a aussi la négation de cet inceste par la famille d’abord et la société ensuite. Et ce traumatisme absolu, nié par l’ensemble de la société est ce qui va empêcher toute reconstruction, jusqu’à ce moment. Comment vivre avec cette culpabilité, comment grandir et se reconstruire après ?
Extralife, comme dans les jeux vidéo, c’est une vie en plus, un bonus !
Ainsi, Extralife, c’est une vie en plus pour des personnes dont les vies sont démolies et c’est l’espoir après le traumatisme… Cette histoire entre Félix et Clara s’est interrompue et reprend sous nos yeux. Ils sont en renaissance. Ils se sont protégés pendant des années par un manque de sensibilité, un manque d’émotion mais on suit tout le long du spectacle leur phase de re-sensibilisation au monde et on assiste à leur envie de revenir à la vie, à leur renaissance …
Pour Gisèle Vienne : "Aimer, c'est un mouvement".
Gisèle Vienne nous entrainent dans cet univers angoissant et tourmenté en fabriquant des images scéniques incroyablement précises, avec des murs de laser et un grand flou vaporeux et sombre qui contrastent et pourtant se parlent et s’additionnent. Elle créée des images oniriques magnifiques qui nous entraînent dans cette « expérience – spectacle » où elle se plait à nous perdre et nous déstabiliser. Elle cherche à créer une expérience qui ait du sens, à donner un espace aux spectateurs en résonnance avec leur propre réflexion mais aussi en interaction avec cette expérience du présent car il est et sera 5h38 plusieurs fois…
Car le propos est bien de construire, de guérir en se mettant en mouvement, en chemin vers un futur où il faudra réapprendre à aimer les autres mais surtout soi-même.
Pour Gisèle Vienne la musique et la lumière sont indispensables et indissociables au déroulé du spectacle. Il n’y a presque pas de paroles juste l’essentiel pour comprendre le propos. Pour elle, le langage est protéiforme. Il y a aussi les corps, la musique, le mouvement des corps dans l’espace, la lumière avec les corps. Tous ces éléments font langages. Tous ces éléments racontent et interagissent, font narration et chorégraphie et permettent d’aborder ce récit avec pudeur et sensibilité. Elle crée des architectures de lumières, des murs de lumières fait à partir de fumées et de laser qui font référence à la science-fiction et nous questionnent, or de notre champ perceptif habituel. La musique aussi est de la matière, présente aussi dans les silences, omniprésente dans ces interactions avec la lumière.
De même, elle ne peut concevoir la création en solo, le collectif lui est essentiel. Elle décrit son travail ainsi : « On travaille nécessairement de manière collective, je suis comme un chef d'orchestre, tout va servir de différentes pistes et il y a le fruit de discussions avec les interprètes".
L’inceste, le déni et le tabou …
Le propos du spectacle est l'inceste subit mais aussi l’inceste tu et ce déni de l’entourage ajoute encore au traumatisme. L’inceste est étudié en psychologie selon de multiples approches, allant de la recherche de cause de pathologie psychique comme l'a fait Freud dans sa théorie de la séduction en 1896, jusqu'à la conceptualisation d'un mécanisme incestuel qui « édicte comme tabou non pas l'inceste mais la vérité sur l'inceste » comme le formalise Racamier. Claude Lévi-Strauss a théorisé l'existence d'une prohibition de l'inceste dans toutes les sociétés connues : cette norme sociale serait pour l'anthropologue un sujet majeur au point de fonder la culture et structurer les sociétés.
Cependant, les points de vue évoluent actuellement avec la dénonciation du déni ou plutôt de l’interdit d’en parler, comme le dénonce Dorothée Dussy qui après avoir réalisé une série d’entretiens auprès d’adultes victimes d’inceste et auprès d’incesteurs condamnés mais aussi auprès de leur entourage, l’anthropologue conclut qu’il y a moins un interdit de pratiquer l’inceste qu’un interdit d’en parler. Elle va même jusqu’à considérer, contre l’anthropologie classique, que l’interdit de l’inceste n’est pas le propre de l’humain, mais qu’au contraire la pratique de l’inceste serait une spécificité humaine : « En l’état des connaissances, aucun individu, dans la grande variété des autres espèces animales, ne prend pour partenaire sexuel un être sexuellement immature ». Autrement dit, l'inceste fait partie du fonctionnement social patriarcal, il n'est pas le fait d'individus extraordinairement monstrueux.
Le drame et le traumatisme qui s’ensuivent auprès des enfants est accentué par le fait que la parole leur est interdite. La société patriarcale ne veut en aucun cas des mots sur ces maux et nie la réalité et des faits et des traumatismes qui s’ensuivent. Et c’est d’autant plus compliqué du coup d’en prendre conscience et d’en revenir.
Gisèle Vienne nous raconte ce chemin lent et douloureux avec une sensibilité et une acuité presque insoutenable, avec ce mélange de paroles, musiques, lumières et gestuelles qui créé ce langage protéiforme qu’elle maitrise parfaitement. C’est une expérience émotionnelle et riche qui nous parle de traumatisme et de souffrance mais qui est totalement tournée vers la vie et le futur à construire. Une belle idée de renaissance avec des interprètes et des artistes talentueux, remarquable !
Distribution
Conception, chorégraphie, mise en scène et scénographie Gisèle Vienne Créé en collaboration, et interprété par Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick Musique originale Caterina Barbieri
Création sonore Adrien Michel
Lumière Yves Godin
Textes Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick et Gisèle Vienne
Costumes Gisèle Vienne, Camille Queval et FranchKissLA
Fabrication de la poupée Étienne Bideau-Rey et Nicolas Herlin
Régie plateau Antoine Hordé et Philippe Deliens
Régie son Adrien Michel et Géraldine Foucault Voglimacci
Régie lumière Samuel Dosière, Iannis Japiot et Héloïse Evano
Direction technique Erik Houllier