16 Novembre 2023
Un spectacle de Valère Novarina ne se raconte pas. On se laisse porter par le flot presque ininterrompu d’une logorrhée qui ne cesse de se réinventer. Et on rit de ce cheminement borderline où le non-sens fait sens et où le sens ne cesse de faire l’école buissonnière. Un spectacle pour gourmands des mots qui n’ont pas peur du grand bain.
Un spectacle de Valère Novarina, c’est toujours une aventure. Il faut laisser au vestiaire son habitude de s’exprimer avec les mots hérités d’années d’apprentissage et sans cesse rabâchés, se laisser glisser dans une peau aussi brillante et fascinante que traître et insaisissable, toute en dérobements perpétuels. Tels sont ces personnages de la pensée qui vont et viennent, apparaissent et s’évanouissent l’instant d’après, pour parfois revenir un peu plus tard. Quelques-uns, cependant, semblent plus assidus que les autres : l’Écrituriste, par qui le spectacle advient, même si tout n’est que galerie de faux-semblants organisés dans un savant dés-ordre, et surtout l’Ouvrier du drame qui se regarde penser et affirme « En sortant de ma pensée par la pensée, je me suis dit : — Ne te suicide pas avant d’arriver à la fin de la pièce ». Le serpent se mord la queue. Les personnages culbuto jouent à se jouer du langage tout en jouant avec.
Une abstraction concrète
Le décor est là pour dire que le spectacle évolue en marge de tout réalisme, avec ses panneaux géométriques façon constructivisme : nous naviguons dans un espace virtuel où les toiles abstraites de Valère Novarina, tout en traversements, en mouvements dynamiques, en élancements dans tous les sens, soulignent la volonté de se dégager du réel. Et lorsque d’aventure un élément reconnaissable pointe dans la multitude de tableaux qui se succèdent, ils sont encore une fois de l’ordre de la spéculation et du jeu. Les paysages boisés, peints sur différents panneaux, se recomposent selon la manière dont on les agence ; le décor réaliste d’une chambre encombrée de tableaux au mur et de vieilles photos ne va pas sans un chien tout ce qu’il y a de plus statufié et artificiel. Les panneaux qui se glissent, se tournent, se recomposent, qui deviennent cadres et dessinent des architectures éphémères que l’éclairage démultiplie, participent de cette abstraction délibérée dans laquelle les éléments réels sont détournés, artificialisés.
Des citations de la réalité
Parfois cependant, on reprend pied, ou on croit le faire, tel ce moment où les employés d’une usine demandent à leur patron, qui ne cesse de faire des profits, de les augmenter. Suit un magnifique exemple de langue de bois au cours duquel celui-ci noie le poisson en recourant à un jargon économico-financier destiné à créer un rideau de fumée. Dans ces « eaux glacées du calcul égoïste », la langue que nous utilisons se révèle outil de pouvoir pour ceux qui ont les mots, affirme Novarina dans le prolongement de Karl Marx. Parmi ceux qui les reçoivent, certains sont dupes, d’autres pas. Là aussi la référence au réel dérape. Au vocabulaire consacré – « marketing », « recruiting » ou « holding » – succède une avalanche de mots inventés qui viennent dénoncer, sur un air de « -ing » – « parling », « abrutising » –, l’utilisation du langage et son lien avec le pouvoir. La Bourse ou le capitalisme ne seront pas les seules cibles visées par l'auteur. Avec un humour ravageur et iconoclaste, qui a tout de la politesse du désespoir, il s’attaquera tout aussi bien aux préceptes religieux et aux fontaines de sang que masque « Aimez-vous les uns les autres ».
Nostalgies populaires
Des intermèdes musicaux, humoristiquement noirs, le plus souvent accompagnés à l’accordéon, font remonter à la surface une mémoire populaire aujourd’hui enfouie sous la musique techno et le death metal rock. Ils nous parlent d’un certain passé, aujourd’hui révolu, nous rappellent les songs de Kurt Weill et de Brecht mais aussi les goualantes populaires nostalgiques de l’entre-deux-guerres qui seraient passées entre les mains d’un Boris Vian anarchiste et acide se délectant masochistement d’une fin du monde à venir. Un temps pourri dans une société qui ne l’est pas moins où même la mort a perdu son attrait. Et si les personnages ont nom, pour certains, Déséquilibriste, Acteur fuyant, Citoyenne lambda, Isolâtre en perdition ou Vivant malgré lui, ils ne font que rejoindre les figures d’un monde en déshérence.
Au commencement était le Verbe
C’est au fondement même de l’identité humaine que s’attaque Novarina : la langue. Car elle donne forme au monde et si certains de ses personnages s’appellent la Pénultième, l’E Muet, l’Enfant du pluriel ou l’Ablatif, si l’Oreille et la Bouche y vont de leur tirade, ce n’est pas par hasard. La forme du monde passe par la langue. C’est au cœur de celle-ci que l’auteur plonge, fouaille, griffe, triture, dénonce, décompose et recompose le monde, qu’il donne naissance à la bonne centaine de personnages qui peuplent le spectacle et dont une dizaine de comédiennes et de comédiens se font les porteurs. Ce petit peuple puise dans la veine populaire de la commedia dell’arte avec Arlequin ou Colombine, dans Guignol avec Gnafron ou dans les sobriquets tels que Jeanjean, Gros René, Louis la Grêle ou Gabon. Il les invente aussi, à la manière d’un Rabelais moderne. Frilochon et Tire-la-Ridelle font la route avec Nasemurche, Théodrille ou Pantrouille.
Vider les mots et les remplir
Sans cesse le vocabulaire courant se prend les pieds dans le tapis de la malignité goguenarde de l’auteur qui joue des allitérations, des assonances, des enchaînements cocasses, des rapprochements inattendus et de l'invention langagière. Sans cesse il navigue entre le connu et l’inconnu, l’héritage linguistique et l’invention. On goûte comme un bonbon aux saveurs acidulées et insolites les questionnements tels que « Sortir de la prison humaine, le potuir-je ? Exir de la prison humaine, le posthumurge ? ». Parce qu’ils sont au centre de cette échappée belle menée par le Bonhomme Nihil ou l’Illogicien en balade au pays de la « négation » et de l’« outre-ça ». Parce qu’ils croisent, l’air de rien, cinq philosophes à l’étroit dans une seule boîte qui se multiplient comme des petits pains, de « piedsdansl’plat » à « cœur de cible » et d’« entre deux eaux » à « forclos », en croisant un pseudo Heidèggre ou Jean Scot Érigène. Parce qu’au bout du bout et en dépit du non-sens affiché pointe une réflexion sur le rapport de l’humain avec l’animal et de l’homme avec la nature. Dans le dynamitage du langage revendiqué par Valère Novarina, il y a toute la dinguerie du questionnement sur la matière et sur l’esprit. Une pensée en mouvement éclatée entre des personnages.
Les Personnages de la pensée de Valère Novarina (Éd. P.O.L.)
S Texte, peintures et mise en scène Valère Novarina S Collaboration artistique Céline Schaeffer S Avec Valentine Catzéflis, Aurélien Fayet, Manuel Le Lièvre, Sylvain Levitte, Liza Alegria Ndikita, Claire Sermonne, Agnès Sourdillon, Nicolas Struve, René Turquois, Valérie Vinci et les musiciens Mathias Lévy et Christian Paccoud S Musique Christian Paccoud S Lumières Joël Hourbeigt S Scénographie Emmanuel Clolus S Dramaturgie Pascal Omhovère avec Adelaïde Pralon et Isabelle Babin S Costumes et maquillages Charlotte Villermet assistée de Corentine Quesniaux S Réalisation costumes Nelly Graillot et Atelier costumes de La Colline S Direction des chœurs Armelle Dumoulin S Assistante de l’auteur Laura Caron S Répétiteur Loman Masmejean S L’Ouvrier du drame Richard Pierre S Régie plateau Elie Hourbeigt S Fabrication des accessoires et décor Ateliers de La Colline S Production Mona Guichard assistée de Roxane Pastor S Production L’Union des contraires S Coproduction La Colline – théâtre national, Théâtre National Populaire – Villeurbanne S Avec le soutien de la SPEDIDAM S Création au Théâtre de La Colline S La Compagnie l’Union des Contraires est conventionnée par le Ministère de la culture – DRAC Île-de-France S Remerciements à Aurélia Ivan et à la Collection de l’Art Brut de Lausanne S Durée 3h30, entracte inclus
Du 7 au 26 novembre 2023, mar.-sam. à 19h30, dim. à 15h30 (sf 12 nov.)
Théâtre de La Colline - 15 rue Malte-Brun, Paris 20e
Rés. 01 44 62 52 52 et billetterie.colline.fr
TOURNÉE
Du 23 au 27 janvier 2024 au Théâtre National Populaire – Villeurbanne
Le 30 janvier 2024 à La Maison des Arts du Léman, Thonon-Évian-Publier