15 Novembre 2023
Le non-sens et le cocasse fournissent les principales épices de cette manière originale de pimenter une drôle de conférence où la culture est renversée sens dessus-dessous.
C’est dans un décor qui rappelle furieusement le grand amphithéâtre de la Sorbonne que nous pénétrons. Sur les murs, des peintures dans le style de la fin du XIXe siècle, comme on les voit encore dans les mairies d’arrondissement, parfaite expression d’un art officiel dont Puvis de Chavannes fut le représentant éminent. Elles nous transportent dans une histoire ancienne, dans un monde vieilli, vieillot. Dans un coin, un squelette achève de sécher ses os. Avec le dinosaure miniature posé sur un bureau, on pourrait se croire dans une salle d’histoire naturelle. Au fond, un tableau nous relie à la salle de cours. Ça sent le vieux bois et la culture has been, rassise selon Larousse, mais rassie si on suit le Robert. On est dans le sujet. Aujourd’hui c’est conférence…
On n’est pas à un anachronisme près…
Des bureaux anciens occupent la scène mais les éléments qui les occupent – une lampe orientable, un téléphone très sixties – sont, eux, clairement XXe. Les deux personnages qui occupent la scène sont les deux conférenciers. Ils ont revêtu pour l’occasion des tenues improbables, un peu tuniques moyenâgeuses, dont on ne saurait dire à quoi elles se rattachent. Ils sont sans âge et prétendent être là de toute éternité. Ils portent sur la tête de monstrueuses perruques Grand Siècle. Parce qu’ici, il est question de magnifier le savoir et nos deux conférenciers sont de véritables experts – du moins l’affirment-ils. Le ton est donné. Décalage et dérision en sont les maîtres-mots.
Contre-courants et culture à rebours
Dans ce temple du savoir, ils prétendent refaire l’éducation du public. Mais si l’on voit passer des références comme Émile ou l’éducation de Rousseau, le Discours de la méthode de Descartes ou le Traité sur l’éducation de Plutarque, au milieu d’autres plus contemporains comme les Héritiers de Bourdieu ou l’inévitable J’élève mon enfant de Laurence Pernoud, complètement inaccessibles au jeune public mais très parlants pour les adultes, c’est au milieu d’un duel de dictionnaires, d’une illustration « live » de la litote ou d’un cours sur le tango aussi savoureux que décalé. On discute body energy, auteurs anglais et versification, entretien d’embauche et French kiss, on caracole et on pigeonne en-veux-tu-en-voilà en mélangeant allègrement tous les niveaux et tous les mondes. Et tandis que le Père Noël descend une piste noire à Courchevel, on s’interroge sur ce qui se passerait s’il se rompait les os.
Le troisième larron
Nos deux compères ont pour compagnon un homme à tout faire. En bleu de travail, il est tout aussi bien le jeune élève auquel nos deux conférenciers dispensent leur enseignement que le « sujet » obéissant au doigt et à l’œil à toutes leurs injonctions. Mais voici que le cave se rebiffe, qu’il s’affranchit de l’autorité. On passe du temple grec à la guitare électrique. Le comparse récalcitrant est du côté des enfants et bientôt ceux-ci sont sollicités pour intervenir, depuis leur siège, mais aussi sur scène. Ça commence à bouger du côté de la ligne de séparation entre profs et élèves, scène et salle. Les jeunes spectateurs interviennent, commentent, applaudissent ou se livrent à un concert de « hou ! » réjouissants. Et c’est dans une salle en délire, petits et grands confondus, que s’achève le spectacle.
« Pour » enfants ou « avec » les enfants ?
Qu’on ne s’y trompe pas : derrière le déjanté et la farce se cache un propos plus que sérieux : la question de la frontière entre ce qui est « pour enfants » et ce qui ne l’est pas, les réflexions engendrées par une « mise à niveau » pour atteindre le jeune public qui reviendrait à simplifier, descendre d’un cran pour croiser la route de l’enfance. Christophe Honoré fait le pari inverse en proposant, avec les Doyens, de « s’adresser à des enfants sur le territoire des adultes, sans chercher à construire un imaginaire qui permette leur identification ». Ces conférenciers péremptoires en même temps que ridicules, qui prétendent avoir rencontré tous les personnages historiques dont ils tartinent leur discours en chaire et leur souffre-douleur contradicteur racontent aux enfants qu’une certaine désobéissance est salutaire en même temps que la pièce pointe du doigt, pour les adultes, les travers de leurs comportements. C’est à la fois rafraîchissant, drôle et plein d’enseignements. Quand l’exercice des zygomatiques s’accorde avec le bouillonnement de la pensée, cela rend heureux…
Les Doyens
S Texte, conception et mise en scène Christophe Honoré S Avec Julien Honoré, Jean-Charles Clichet et Sylvain Debry S Collaboratrice à la mise en scène Christèle Ortu S Scénographie Thibaut Fack S Lumières Mogan Daniel S Création son Jean-Baptiste de Tonquédec S Costumes Oriol Nogues S Perruques Catherine Saint-Sever S Assistant à la dramaturgie Alexandre Cordier S Construction des décors L’Atelier Baraka S Administration de production Colin Pitrat, Clémence Huckel, Iris Cottu - Les Indépendances S Diffusion Florence Bourgeon S Production Comité dans Paris – Comédie de Reims, centre dramatique national S Coproduction Théâtre de la Ville-Paris – Théâtre de Vidy-Lausanne – Le Volcan, scène nationale du Havre – MA scène nationale - Pays de Montbéliard… (en cours). AVec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Avec le soutien en résidence de Théâtre de la Ville-Paris – Le Volcan, scène nationale du Havre – Cromot, Maison d’artistes et de production S Le Comité dans Paris est conventionné DRAC Île-de-France-ministère de la Culture S Création le 8 novembre 2023 au Théâtre de la Ville-Les Abbesses S Dès 10 ans S Durée 1h20.
Du 8 au 18novembre (sf 12-13/11), mer. 19h, mar. 10 h & 15h, jeu. & ven. 14 h & 19h, sam. 17h
Théâtre de la Ville-Les Abbesses 31, rue des Abbesses – Paris 18e www.theatredelaville-paris.com