23 Novembre 2023
Peter Weiss avait passé les dix dernières années de sa vie à rédiger cette œuvre monumentale en trois tomes. Sylvain Creuzevault en offre une version de plus de cinq heures qui nous questionne et qu’on partage avec passion.
Écrite entre 1971 et 1981 et publiée à partir de 1975, cette œuvre considérée comme l’un des romans-phares du XXe siècle retrace, à travers l’aventure de trois personnages principaux et de ceux qu’ils ont côtoyé, l’histoire collective du mouvement ouvrier allemand, de 1937 à 1945, et de son échec, non sans remonter aux assassinats de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht en 1919 et à la République de Weimar, qui sombre en 1933 avec l’avènement du national-socialisme. Il traverse la fin de la guerre d’Espagne, les oppositions entre l’Internationale ouvrière socialiste, fondée en 1923 et dissoute en 1946, et l’Internationale communiste, apparue en 1919, « épurée » dès 1920-1921 et stalinisée à partir de 1926, qui s’aligne durant la guerre sur les fluctuations des positions soviétiques. Mais c’est depuis les années 1970 qu’il regarde l’histoire, avec le recul qui induit l’impossibilité d’une vision unique et la mise en évidence des contradictions de cette époque.
Espace neutre, espaces multiples
Sur l’espace nu du plateau dont l’arrière-scène est visible, de grands panneaux de teinte gris-noir découperont chaque fois l’espace pour nous projeter en différents lieux. Avec une grande économie de moyens – un bureau et quelques chaises, un tapis, des panneaux accrochés à leur cou par les personnages, qui rappellent l’agit-prop, ou le port d’un chapeau, un drapeau nazi – l’action se transportera d’une scène de rue à un lieu de réunion ouvrier, d’un café aux bureaux de l’administration allemande. La lumière éclaire par moments la salle lorsque celle-ci est interpellée, et directement sollicitée par le propos. Derrière celui qui s’est présenté en scène comme l’auteur, devenu personnage – « Moi, Peter Weiss » – se glisse celui qui salue le public, avec un accent maghrébin affirmé, avec les mots de « Salut, bonjour, salam, shalom », comme pour nous inviter à remiser au vestiaire un certain nombre de préjugés.
Un « nous » où l’accès à l’art a valeur de symbole
Ils sont considérés comme « les damnés, les pourris, les vaincus, les sous-merdes » de la terre, pourtant ils se cultivent, ils vont au musée pour affirmer que l’art n’est pas l’apanage de ceux qui ont le pouvoir, qu’il n’appartient pas à la classe supérieure. « Pour nous, clament-ils haut et fort, étudier, c’était déjà se révolter », s’approprier un outil de domination pour le rendre inopérant en tant qu’objet élitiste. Devant la frise du Grand Autel de Pergame, déplacée de Turquie à Berlin en 1879, qui représente, projetée sur les panneaux du décor, la Gigantomachie, le combat entre les Géants, fils de Gaïa, la Terre, et les dieux de l’Olympe, ils évoquent la classe ouvrière qui a transporté les énormes blocs de pierre de l’Autel, tout autant que l’oppression que font peser les dominants sur les dominés dans ce combat mythologique. Ils poursuivront, au fil de la pièce, cette quête de l’art à travers la peinture, en particulier avec le Radeau de la Méduse de Géricault, mais aussi dans d’autres formes artistiques, la littérature avec le Château de Kafka, le théâtre, avec Mère Courage de Brecht. S’instaure alors un double mouvement : revendiquer l’appropriation de l’art comme une résistance à la violence d’une condition subalterne, et renverser les points de vue sur l’art pour instaurer une lecture différente, avec d’autres échelles de valeur.
Un message politique pluriel
Si l’art constitue le trait d’union entre les membres de ce groupe de « résistants », ils ne parlent cependant pas tous d’une seule voix. Regardés du point de vue des années 1970, on voit apparaître fissures et contradictions, et derrière elles le spectre de l’échec. Car ce qui se dévoile à travers la nécessité de la lutte et de la mise à plat de notre héritage culturel, ce sont aussi les divergences qui ont conduit à ces échecs. On connaît aujourd’hui le rôle du « grand frère soviétique » dans l’échec de la révolution anarcho-syndicaliste en Espagne tout comme les exactions commises par la mise au pas de la dictature stalinienne. On se remémore aussi les volte-face communistes face au pouvoir national-socialiste entre 1939 et 1941 et les couleuvres avalées alors par les militants. Ces événements sont l’autre face de la médaille de cette reconsidération du monde et de son histoire et le signe de reconnaissance de l’échec du mouvement ouvrier de l’époque. Mais ils nous racontent aussi une histoire pour aujourd’hui, faite de manipulations diverses et de mensonges masqués.
Un « théâtre des distances »
Peter Weiss, farouche opposant au national-socialisme, juif et homme de gauche exilé en Suède dès 1935, ne retournera pas en Allemagne après la guerre. Il gardera ses distances d’avec le pays, restera en marge comme pour conserver la distance critique qui lui permet d’analyser avec le recul une situation complexe. Sylvain Creuzevault ne procède pas autrement dans ses choix de mise en scène. S’il reprend à son compte le théâtre documentaire dont Peter Weiss fut l’un des inventeurs et le théâtre-récit, qui commente, c’est en les croisant avec d’autres formes qui chassent le réalisme : le théâtre de tréteaux, le théâtre d’agit-prop et le théâtre épique. On voit passer des références décalées telle cette séquence de danse de jeunes filles en liberté qui rappelle la magnification du corps opérée par les nazis, on évoque, avec le chariot de Mère Courage, grande figure épique des pauvres et des déshérités, non seulement la femme prête à tout pour défendre sa progéniture mais aussi l’omniprésence de son interprète, Hélène Weigel, ou les « emprunts » du théâtre de Brecht. La pluralité des formes induit, pour Sylvain Creuzevault, le développement d’un « théâtre des distances » dans lequel s’insère aussi l’adaptation du roman au théâtre et le mode de production du spectacle.
Apprentissages et Conseils Arlequin
Sylvain Creuzevault choisit de monter Esthétique de la résistance dans le cadre d’un travail pédagogique de six mois mené avec les élèves-comédiennes et -comédiens du Théâtre National de Strasbourg. Allier à la pluralité des points de vue développés par le roman une pluralité de formes offre un cadre privilégié à l’expérience menée. La conjoncture – le contexte du confinement dans la période de gestation – contribue à cet éclatement des genres développés par le spectacle. Sylvain Creuzevault imagine alors des interventions théâtrales vagabondes au sein d’entreprises rémoises. Quatre membres de la Jeune troupe de Reims, Léa Séry, Romain Gillot, Edwin Halter et Julia Roche partent, après une tournée dans les collèges et lycées de Colmar, à la rencontre de salariés rémois pour interroger avec eux le thème des luttes sociales et de leur représentation dans l’art au travers de l’humour et de la dérision. Une vingtaine d’interventions sous forme de fausses conférences autour d’une œuvre sillonnent alors pendant deux semaines le Grand Reims. Ces « Conseils Arlequins » sont ensuite étendus à d’autres lieux comme Strasbourg, Aubervilliers ou Limoges. Chaque fois, durant quarante-cinq minutes, sur les lieux de travail, cette mise en jeu d’une œuvre a pour objet de construire une école du regard en même temps que d’alimenter la création en petits groupes qui fonde l’élaboration du spectacle, comme un reflet de la structure du livre, très architecturée et organisée en longs et compacts paragraphes. C’est de cette rencontre entre le dedans du livre et l’exercice qu’il constitue, entre son contenu et sa confrontation à d’autres réalités que se construit le spectacle. Si demeurent bien quelques longueurs, elles sont de peu de poids en regard de la monumentalité de l’objectif poursuivi : non seulement l’intelligence du texte et de sa mise en spectacle, mais son appel au regard critique du spectateur.
L’Esthétique de la résistance
S D’après le roman de Peter Weiss (éd. Klinscksieck, trad. E. Kaufholz) S Adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault S Interprètes – Groupe 47 de l’École du TNS Jonathan Bénéteau de la Prairie, Juliette Bialek, Yanis Bouferrache, Gabriel Dahmani, Hameza El Omari, Jade Emmanuel, Felipe Fonseca Nobre, Charlotte Issaly, Vincent Pacaud, Naïsha Randrianasolo, Lucie Rouxel, Thomas Stachorsky, Manon Xardel et Boutaïna El Fekkak, Vladislav Galard, Arthur Igual, Frédéric Noaille S Scénographie Loïse Beauseigneur, Valentine Lê Costumes Jeanne Daniel-Nguyen, Sarah Barzic S Lumière Charlotte Moussié S Son Loïc Waridel S Vidéo Simon Anquetil S Assistanat à la mise en scène Ivan Marquez S Dramaturgie Julien Vella S Composition musicale Pierre-Yves Macé S Maquillage et coiffure Mityl Brimeur S Production Théâtre National de Strasbourg S Coproduction Compagnie Le Singe / Production déléguée Compagnie Le Singe S Coréalisation MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis et Festival d’Automne à Paris S Peter Weiss est représenté par l’Arche – agence théâtrale S Durée 5h30