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Arts-chipels.fr

Hélène après la chute. Au-delà de l’Iliade, les déchirures d’un amour fou.

© Antoine Agoudjian

© Antoine Agoudjian

Dans ce beau et fort spectacle, Simon Abkarian apporte un éclairage aussi affûté que personnel sur les relations entre Hélène et Ménélas, qui résonne avec acuité dans le monde contemporain.

La mythologie, en tout cas dans nos mémoires tout occupées par le souvenir, après l'Iliade qui s'achève avant la fin de la guerre de Troie, de l'Odyssée et, plus loin, de l'Énéide dans laquelle l'histoire romaine prend sa source, reste évasive sur les relations entre Hélène et Ménélas une fois la guerre achevée. Les sources antiques nous rapportent que Ménélas bénit Pâris sans parvenir à le tuer parce qu'Aphrodite s'interpose – le prince troyen, privé du secours d'Œnone, sa femme, qui refuse de le soigner, mourra cependant, touché par la flèche d'Héraclès imbibée de poison que lui décoche Philoctète. Si ces mêmes sources relèvent que le roi de Sparte, dans le partage des captifs qui suit la victoire des Grecs, se contente seulement de récupérer Hélène, rien ou presque n'est dit de leurs retrouvailles. Tout au plus Aristote suppute-t-il que Ménélas conservait un grand respect pour sa femme. Simon Abkarian, pour sa part, remplit le vide et livre du couple un portrait décalé par rapport au souvenir que nous en avons.

© Antoine Agoudjian

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L’histoire antique à contrepied

L'image qui reste de Ménélas est celle d'un éternel second rôle. Hors le fait qu'il a déclenché la guerre de Troie – Tyndare, le père d'Hélène, en réalité fille de Zeus, avait fait promettre à tous les prétendants de la jeune fille à la foudroyante beauté de combattre ceux qui se mettraient en tête de ravir son épouse à l'heureux élu – Ménélas ne s'illustre pas particulièrement. Ni chef de guerre – c'est son frère Agamemnon qui commande les Grecs –, ni particulièrement héroïque ou fort – Achille et Ajax le surpassent –, ni sage ou rusé, il accomplit, en bon soudard, sa part de tuerie, mais sans panache. Quant à Hélène, qu'Homère n'aime pas, à l'instar des Grecs mis en scène dans l'Iliade , elle n'est guère considérée que comme une putain responsable de la guerre qui décime les rangs hellènes et maintient les Grecs hors de leur foyer dix années durant. Du roi de Sparte, Simon Abkarian fait l'héritier contre son gré de la malédiction des Atrides dont les carrières sont jalonnées de meurtres familiaux en tout genre, de viols et de suicides. Il ouvre sous les pieds du personnage les abîmes d'une hérédité dont la conscience crée une faille, une déchirure, une fragilité. À la seconde, il offre, au-delà de son image incontestée de sex-symbol, une personnalité de femme en colère, en révolte contre son destin tracé de femme-bibelot que se disputent des mâles triomphants.

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Un tête-à-tête volcanique

Lors de la création du spectacle au Théâtre de l’Athénée, l'or des barbares dominait dans un décor fermé sur trois côtés qui symbolisaient l'enfermement des personnages. Des miroirs, disposés sur toutes les faces, offraient un écrin démultiplié au regard sans concession que les deux protagonistes portent sur eux-mêmes et sur l'autre. Au-dehors, cris, rires et rumeurs étouffés nous parvenaient au milieu de lueurs d'incendie. Hélène apparaissait, nimbée d'un vêtement d'or sur des dessous de prostituée, répondant par la provocation à la réputation que les Grecs avaient fait d’elle.

La version présentée au Théâtre de l’Épée de bois élimine ces fioritures antiquisantes et le décor sonore et visuel de la guerre de Troie qui apparaissait en fond pour recentrer son propos sur les personnages, en costume moderne. Dans ce huis clos qu’est la chambre de Pâris et d’Hélène, dans la très belle et très puissante langue lyrique de Simon Abkarian, ils vont se battre et se déchirer jusqu'à l'épuisement. Le roi de Sparte s'est repu jusqu'à l'écœurement de sang et de carnage. Il a convoqué l'épouse infidèle et traîtresse dans la chambre d'infamie. Il veut une explication qui n'a jamais eu lieu sur les raisons de sa fuite avec Pâris. Lui faire mal et se faire mal. Mais elle n'est pas la captive apeurée et soumise qu'on attendrait. Malgré la charge de haine qu'elle traîne dans son sillage, elle ne craint pas pour sa vie. Elle le provoque, interpelle son comportement passé, le met en accusation. Ils sont front contre front, à réédifier les murs qui les ont séparés. Deux monstres acharnés à se détruire, deux fauves toutes griffes dehors, dressés l'un contre l'autre.

© Antoine Agoudjian

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Deux personnages éminemment modernes

Au centre de leur combat : la question du pouvoir qu'on prend sur l'autre et de l'indépendance individuelle. Hélène est vent debout, arc-boutée sur cette liberté conquise qu'elle a assumée en suivant Pâris. Femme moderne, elle a brisé les barreaux d'or de sa cage pour prendre son envol. La responsabilité des trois déesses de l'Olympe dans les événements ? l'enjeu de la pomme d'or du jardin des Hespérides ? Foutaises et billevesées inventées par des hommes pour éviter d'évoquer un acte de libre-arbitre au féminin. Fuir avec Pâris a été un choix qu'Hélène explicite et revendique, sa responsabilité, sa manière de ne pas se laisser dicter son destin. À l'autre bout, Ménélas se défend, dans un rapport inversé. Il est l'amoureux trahi, le mari délaissé. C'est lui la victime. D'un pouvoir trop lourd à porter, d'une hérédité trop néfaste. Il plaide coupable, mais avec des circonstances atténuantes… Il est le produit que la société a fait de lui. 

Une musique des cœurs et des états d'âme

Aucune velléité naturaliste dans le propos. Les deux personnages ne sont pas face à face, ou rarement. C’est devant un micro, comme pour prendre à témoin le public, qu’ils se parlent. Et pourtant, ils s’en disent des choses et leur combat est exemplaire. Au piano disposé à jardin, une femme vêtue de noir est assise. Invisible aux yeux des personnages, elle dévoile une mélopée teintée d'Orient aux accents funèbres. Sans excès, sans surdramatisation. Comme un reflet des états d'âme des personnages, traversés d'éclats de colère. Gardienne du souvenir, elle porte le deuil de leur amour. Elle est celle par qui tout est arrivé. Délicate, la mélodie au piano tisse sa version de l'histoire, accompagnée par le chant qui s'élèvera ensuite dans toute sa pureté, seul, a capella lorsque la mise à nu des personnages pénétrera au cœur de leur intimité.

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L’histoire d’un amour fou

À mesure que la pièce avance, on s’enfonce plus profondément dans le passé. Les motivations d’Hélène se dévoilent et révèlent une dimension inattendue : celle de la passion amoureuse qui l’a liée et la lie peut-être encore à Ménélas. L’évocation de leurs souvenirs communs et de leur choix mutuel au moment du mariage remonte par bouffées, puis de manière de plus en plus insistante. Parce qu’ils se sont aimés passionnément, et choisis, et que le passé, peut-être, reste encore vivace dans un endroit reculé de leur mémoire et de leur corps. Ce duel magnifique entre deux êtres qui se déchirent, broyés par la machine de la société et de l’Histoire, Aurore Frémont et Brontis Jodorowski le font vivre avec une intensité de survivants. Elle en femme dominatrice, bien que dans l’affliction et le désespoir, lui en vainqueur vaincu qui, malgré quelques sursauts et éclats de colère, accepte sa défaite. Dans l’aire de jeu autour duquel ils tournent et sur laquelle ils se mesurent se joue le combat des femmes pour leur droit à l’existence et les diktats des traditions sociétales. Entre les deux, Simon Abkarian a choisi son camp.

© Antoine Agoudjian

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Hélène après la chute (texte publié aux éd. Actes Sud, Papiers)STexte et mise en scène Simon Abkarian SComposition musicale Macha Gharibian SAvec Aurore Frémont Hélène, Brontis Jodorowsky Ménélas, Macha Gharibian Piano, VoixSCollaboration artistique Pierre Ziadé SCréation lumières Jean-Michel Bauer SCréation décor Noëlle Ginefri & Philippe Jasko SCréation fils Orian Arrachart SCréation costumes Simon Abkarian SConstruction décor Philippe Jasko SConception costumes Nathalie Thomas S Coproduction La Criée Théâtre National de Marseille, Théâtre de Suresnes Jean Vilar, Théâtre de GascogneS Avec le soutien de Théâtre de l'Epée de Bois, Théâtre du Soleil, Athénée Théâtre Louis-Jouvet, DRAC Île-de-FranceSAction financée par la Région Île-de-FranceSLe texte a fait l'objet d 'une lecture au Festival d'Avignon 2021, dans le cadre des Voix d'auteurs organisés par France Culture. Il a également été enregistré par France Culture en octobre 2022, pour une diffusion sur les ondes en avril 2023SCréation le 7 novembre 2023 au Théâtre de l'Athénée Louis-JouvetSDurée 1h30

Du 9 octobre au 3 novembre 2024
Théâtre de l'épée de Bois – Cartoucherie, Route du Champs de Manœuvre, 75012 Paris
www.epeedebois.com

NB Ce spectacle forme un diptyque avec Ménélas rébétiko rapsodie , également présenté au Théâtre de l'épée de Bois dans le cadre du festival Une Odyssée en Asie mineure durant lequel spectacles, concerts, conférences, expositions, conférences et soirées musicales se succèdent.
Les images d' Hélène après la chute sont celles de la représentation à l'Athénée, en 2023.

Voir notre article sur Ménélas rébétiko rapsodie : http://www.arts-chipels.fr/2024/10/menelas-rebetiko-rapsodie.l-ode-eperdue-d-un-homme-perdu.html

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