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Arts-chipels.fr

Femme Capital. Une plongée dans les «vertus» super-libérales du culte de l’Ego

Photo © Jean-Louis Fernandez

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Une balade musicale enlevée sur la vie et la carrière d’Ayn Rand, personnalité en rupture, pasionaria du « moi, je » qui a fait et fait encore les délices des tenants d’un capitalisme individualiste et ultra-libéral. Entre effroi et rire.

Ayn Rand est morte. À sa grande surprise car elle se croyait hors d’atteinte des maux humains. Enfermée dans une fenêtre de l’espace-temps, matérialisée par une cabine d’enregistrement vitrée, elle s’adresse aux spectateurs à travers les brumes du passé, forte d’une personnalité caractérisée par l’absence de doute sur la valeur « philosophique » de son message, individualiste à tout crin. Derrière elle, répartis sur l’espace de la scène, une bande de joyeux instrumentistes assure le contrepoint musical collectif de l’individualisme forcené de cette femme-tronc qui s’agite dans son bocal. Elle est pleine de vie et le langage de ses mains vaut autant que ce qui sort de sa bouche. C’est à travers ses contorsions, ses engloutissements soudains dans sa boîte, ses réapparitions intempestives ou dans le jeu avec toutes les parties visibles de son corps qu’elle raconte cette histoire d’une femme hors du commun, son histoire.

Photo © Jean-Louis Fernandez

Photo © Jean-Louis Fernandez

Le phénomène Ayn Rand

Ayn Rand, quasiment inconnue en France, a été et est encore une véritable star Outre-Atlantique pour son œuvre littéraire, scénaristique et philosophique. Née en 1905 à Saint-Pétersbourg, au moment où le pouvoir tsariste commence à chanceler, enfant d’une famille juive agnostique de la classe moyenne, passionnée par le cinéma américain qu’elle découvre en Russie lors de ses études universitaires, elle se réfugie aux États-Unis à partir de février 1926 avec un visa provisoire – elle n’acquerra la nationalité américaine qu’en 1931. Son premier contact avec la terre américaine s’effectue sur le terrain de l’émerveillement, de la fascination pour les gratte-ciel qui jouent avec les nuages dans ce pays hors norme qu’elle considère comme « le plus grand, le plus noble et, dans ses principes, le seul moral de l’histoire du monde ». Elle gardera un chien de sa chienne envers le communisme qu’elle fustigera toute sa vie et fera partie des témoins à charge, dans la période du maccarthysme, au procès des Dix d’Hollywood où se constitue la liste noire des artistes blacklistés parce que « rouges ». 

Une carrière florissante

Son soutien au candidat libéral Wendell Wilkie lors de la campagne présidentielle de 1940 l’introduit dans les milieux favorables au capitalisme et à la liberté totale de l’individu d’entreprendre, pour lui-même et sans prendre en compte d’aucune sorte l’intérêt « collectif ». Le succès en 1943 de son roman, The Fountainhead (la Source vive), dont le titre fait écho à l’une de ses déclarations – « L’ego de l’homme est la source vive du progrès » –, lui apporte la célébrité. Boudée par les universitaires et les intellectuels mais volant de talkshows en conférences, elle devient le chantre, l’incarnation de l’Amérique libérale et individualiste. Une étude de la Bibliothèque du Congrès, réalisée en 1991, près de dix ans après sa mort, révèle que le deuxième livre qui assure sa consécration, Atlas shrugged (la Grève), en 1957, est cité par les Américains comme celui qui les a le plus influencés après la Bible. Le roman met en scène des scientifiques indépendants, des entrepreneurs honnêtes, des artistes individualistes, tous « gens de l’esprit », qui disparaissent mystérieusement pour vivre à l’écart au sein d’une communauté utopique tandis que dans le monde éclatent les crises, les émeutes et les catastrophes. L’autrice y attaque de front la démocratie sociale interventionniste.

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Un spectacle jubilatoire en même temps qu’effrayant

Tirée de l’essai éponyme de Stéphane Legrand, la matière de Femme Capital révèle le caractère séduisant en même temps qu’infiniment dangereux du discours d’Ayn Rand. Car si le mot « liberté » fait vibrer une corde sensible chez tout un chacun, son acception libertarienne qui dénie à l’État tout pouvoir d’intervention et défend, en matière de philosophie politique, le règne du chacun pour soi et du tout est permis a de quoi inquiéter. L’ego surdimensionné d’Ayn Rand trouve un écho dans la force de conviction séduisante de la comédienne Emma Liégeois. On voit se construire la mythologie personnelle du personnage, la Surfemme admirée par Ronald Reagan, soutenue par Alan Greenspan, l’ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis, dont Jimmy Whales, le fondateur de Wikipedia, se revendique, l’inspiratrice, aujourd’hui, du Tea Party qui défile avec des t-shirts à son effigie et un modèle affirmé pour Donald Trump. Le chant lyrique porté par la comédienne magnifie un discours pour le moins effarant que les projections sur la paroi de la cabine en même temps qu’une certaine outrance du jeu d’Emma Liégeois rendent lisibles.

Photo © Jean-Louis Fernandez

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Les multiples figures de l’ego et leur prolongements

Ce que révèle le spectacle, à travers ce laissez-faire, cet individualisme sans limite qui fait vibrer la corde inconsciente du désir brut, centré sur l’unique rationalité de sa satisfaction personnelle et dépouillé du vernis sociétal, ce sont aussi les multiples formes que prennent ses développements périphériques et ses prolongements. Car malheur aux perdants ! Ayn Rand justifie, par exemple, l’éradication des tribus indiennes par les blancs pour n’avoir pas su exploiter les possibilités offertes par le continent américain. Dans le même temps, elle dénie tout droit aux « conglomérats de sauvages » et soutient la guerre du Kippour comme celle d’une civilisation respectueuse des droits individuels combattant les « nomades » de culture « primitive » que sont les Arabes, mais s’oppose à la participation américaine dans les deux guerres mondiales comme en Corée ou au Vietnam où les soldats américains meurent sans raison. Elle s’exprime sur tous les thèmes : l’égalité des sexes, l’homosexualité, le racisme, le travail et les guerres. Si elle considère que les hommes et les femmes sont égaux, elle professe que les différences physiologiques engendrent des différences psychologiques. Pour la déesse de l’individualisme et de la glorification de l’ego, qui n’en est pas à une contradiction près, l’essentiel de la féminité réside dans « la vénération – le désir d’admiration de l’homme », mais un homme idéal, « le plus haut symbole de l’humanité ». Elle s’attaque à l’« immoralité » des mouvements féministes et gays et à la discrimination positive imposée par l’État. Elle revendique le droit des entreprises à la discrimination raciste, voit dans l’écologie et les préoccupations environnementales une manipulation des gouvernements destinée à restreindre les libertés individuelles. 

Dans le pot-pourri de l’« influenceuse »

De cette marmite conservatrice qui retourne la « liberté » comme une peau réactionnaire, les enseignements qui sont tirés sont à l’avenant. Chacun y puise ce qu’il a envie d’y prendre. On ne sera donc pas surpris de voir qu’outre les héritiers de l’« objectivisme » et les néo-libéraux, une partie du mouvement féministe américain se réclame de ses travaux, qu’elle constitue un modèle pour les mouvements anarcho-capitalistes ou que Vladimir Poutine connaisse ses écrits et aime en discuter. Considérée par Alan Greenspan comme la justification morale du capitalisme, inspiratrice des libertariens dont Jimmy Wales, elle inspire aussi bien le transhumanisme que l’extropianisme, fondé sur un progrès illimité des sciences, les mouvements technophiles que le satanisme d’Anton Szandor LaVey qui se réclame, les rituels en plus, de la philosophie d’Ayn Rand. Un pot-pourri où tout et son contraire se retrouvent, qui en dit long sur le concept de « liberté » individuelle défendue par cette personnalité très populaire et charismatique.

Photo © Jean-Louis Fernandez

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Une osmose entre théâtre et musique

Plein d’allant dans le discours décalé qu’il introduit, à travers le jeu de la comédienne comme dans l’opposition entre les déclarations mégalomaniaques d’Ayn Rand et un orchestre qui ne dédaigne pas d’aller chercher dans la musique populaire et les fanfares la contradiction, le spectacle développe un dialogue très étroit entre musique et théâtre qui est une marque de fabrique de la collaboration, maintes fois renouvelée, entre Sylvain Cartigny et Mathieu Bauer. Ici, elle offre une distrayante promenade dans la mythologie capitalistique américaine. Si elle nous permet d’imaginer que les valeurs défendues par Ayn Rand sont à nos portes et même que, dans certains cas, elles les ont franchies, elle nous fait aussi mesurer la distance entre les sociétés américaine et européennes. La limite du spectacle est aussi là, dans la difficulté d’établir le lien entre le si loin et le si proche, malaisé en particulier à appréhender pour un public d’adolescents plongés dans l’aujourd’hui et le demain. Cela n’ôte rien au caractère performatif extrêmement séduisant de cette évocation théâtralo-musicale, admirablement réalisée, qui nous plonge avec ce Janus des temps modernes au cœur de nos contradictions.

Photo © Jean-Louis Fernandez

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Femme Capital

S D’après l’essai de Stéphane Legrand S Idée originale, adaptation du texte et musique Sylvain Cartigny S Conception, mise en scène et scénographie Mathieu Bauer S Avec Emma Liégeois, Clément Barthelet & l’Orchestre de spectacle de Montreuil Blaise Cardon-Mienville, Elisa Chartier, Joseph Cartigny, Lilli Lacombe, Tommy Haullard, Steve Matingu Nsukami, Nicolas Vouktchevitch S Assistanat à la mise en scène Anne Soisson S Création son Alexis Pawlak S Création lumière William Lambert S Costumes Nathalie Saulnier S Régie générale et vidéo Florent Fouquet S Régie son Arthur Legouhy S Régie lumière Stan-Bruno Valette S Construction dollar Julien Joubert S Production déléguée Compagnie Tendres Bourreaux, L’Orchestre de Spectacle de Montreuil S Coproduction Maison des Métallos. En partenariat avec le Théâtre-Sénart, Scène nationale S Coproduction de la 1re version Nouveau théâtre de Montreuil - CDN S La compagnie Tendres Bourreaux est conventionnée par le Ministère de la Culture - DRAC Île-de- France S Avec l’aimable autorisation des Éditions Nova S Durée 1h

Du 16 au 25 novembre, les 16, 18, 23, 24 & 2(/11 à19h30, le 17 à 14h

Maison des Métallos – 94, rue Jean-Pierre Timbaud, 75011 Paris www.maisondesmetallos.paris

Vendredi 8 décembre à 20h30 aux Passerelles – Pontault-Combault

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