19 Novembre 2023
Le spectacle commence avec l’arrivée des trois danseuses, robes longues et cheveux détachés et des trois danseurs en pantalon et veste, torse nu qui les rejoignent. On est de suite pris par la magie de ce spectacle, comme un conte poétique où les interprètes évoluent comme dans un rêve avec la fluidité de mouvement et la lenteur maitrisée de leurs gestes qui caractérisent les créations chorégraphiques de Carolyn Carlson.
On est dans un monde ésotérique où le symbolisme côtoie le surréalisme. On est dans l’émotion plus que dans la narration. On est dans une succession de tableaux chorégraphiques où les mouvements des interprètes s’enchaînent avec grâce et fluidité. On est emporté par cette impression de mouvements perpétuels, d’enchainements ininterrompus avec cette aisance limpide qui flirte avec une sorte de « langueur océane » qui n’exclue cependant pas une violence inhérente et induite aux relation humaines.
Ce spectacle est la deuxième réécriture d’un spectacle de 2012 intitulé Synchronicity et de 2017, première version de Crossroads to synchronicity. Cette création est inspirée à l’origine par la notion de synchronicité, de Carl Gustav Jung, qui désigne ainsi, la sensation liée aux moments où, « le hasard fait bien les choses » où une rencontre fortuite entraîne des évènements inattendus mais fondamentaux. Cette synchronicité intervenant dans des moments de réceptivité intense, a donc des conséquences parfois importantes dans le cours de nos vies. Cette synchronicité en fait, créée des interstices, des retours et des ruptures qui peuvent être majeurs pour nos existences. Ainsi, la narration, si narration il y a, est la transposition de ces instants et des émotions qui les accompagnent. Ce sont juste des histoires simples, juste des histoires de tous les jours, de chacun et chacune. Mais ce sont les instants essentiels de ces histoires que la chorégraphe nous donne à voir, si superbement, ces moments fugaces et essentiels, issus de nos relations avec les autres qui nous marquent à jamais. Et ces émotions et ces histoires qu’elle nous présente, au final tournent autour d’une des problématiques centrales de l’humain qui est l’amour, le couple dans sa durée et donc la séparation et les retrouvailles. Et peut-être que, la question essentielle au final est juste d’essayer d’être heureux avant de mourir…
Le dispositif scénique est composé en fond de scène d’une porte rouge qui s’ouvre parfois en laissant passer une lumière intense, d’un écran en hauteur sur lequel des vidéos en Noir & Blanc, sorte de remake ou d’aparté du spectacle passent en boucle. Le décor sur la scène est inexistant. Les interprètes amènent et débarrassent eux-mêmes les accessoires qu’ils utilisent pour danser qui sont surtout des chaises et des tables et des portes.
Le symbolisme des portes et des chaises peut nous emmener loin, peut-être dans un ailleurs…
Et on peut s’interroger longtemps sur ce symbolisme de la porte.
C’est effectivement un point de passage entre deux mondes, « pousser la porte » c’est quitter le connu pour l’inconnu, le matériel pour le spirituel, et là précisément c’est quitter les ténèbres pour la lumière, puisque cette porte en fond de scène lorsqu’elle s’ouvre laisse entrevoir une clarté céleste. Mais plus simplement franchir une porte c’est découvrir de nouveaux horizons, c’est partir vers un ailleurs inconnu. Cette porte est centrale mais tout un jeu de chaises l’accompagne. Elles sont là ou pas là. Les danseurs et danseuses dansent avec, ou non.
On pense bien évidement au « café Müller » de Pina Bausch, référence accentuée par les robes longues et les cheveux longs des danseuses qu’elles font virevolter. Et c’est une référence qu’elle peut porter magnifiquement car avec Pina Bausch, elles sont deux des chorégraphes qui ont marqué leur temps et ouvert des voies dans le monde de la danse contemporaine qui sans elles ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.
Mais cette chaise rustique en bois peut être aussi un clin d’œil à Van Gogh sachant qu’elle a un rapport étroit avec la peinture. Elle a collaboré avec les peintres Olivier Debré et Gao Xingjian. En 2020, à l’âge de 76 ans, elle a dansé Immersion devant les Nymphéas de Monet. A signaler qu’elle-même pratique la calligraphie et qu’elle a publié plusieurs recueils de poèmes et de calligraphie.
La musique un point fort du spectacle.
Un autre point d’ancrage du spectacle est la musique qui nous replace irrémédiablement dans l’Amérique contemporaine. Carolyn Carlson affecte tout particulièrement la musique Pop ce qui ne l’a pas empêché de beaucoup travailler avec des compositeurs contemporains tel son compagnon, le compositeur français René Aubry et aussi avec Philip Glass et Pierre Henry. Tout le long de la chorégraphie, on entend Bon Iver, Tom Waits, Alela Diane, Laurie Anderson et même Bob Dylan et Bruce Springsteen. Mais on reconnaitra également Sibelius et Purcell.
Comment parler de Carolyn Carlson ?
On ne présente pas Carolyn Carlson, avec sa carrière incroyablement longue et parsemée de succès. On pourrait dire d’elle cependant que c’est une américaine de naissance qui a beaucoup bourlingué de par le monde, Venise, Helsinki, Stockholm. Elle a débuté sa carrière chez Alwin Nikolais qui a structuré son approche du mouvement et de la chorégraphie. Elle est arrivée en France en 1971, où elle a acquis la nationalité française en 2019. Pour ne citer que quelques-uns de ses nombreux lieux de création, elle a fondé l’Atelier de Paris à la Cartoucherie de Vincennes en 1999, elle a été artiste associée au Théâtre National de Chaillot de 2014 à 2016. Et depuis 2020 elle est élue membre de l’Académie des Beaux-Arts section chorégraphie.
Ce spectacle nous emporte littéralement dans un monde ésotérique fait d’émotions et de dramaturgie surréaliste. C’est un spectacle majestueux et respirant la plénitude de la maitrise parfaite de son propos. Sublime !
Distribution :
Chorégraphie et conception films : Carolyn Carlson, avec la complicité des interprètes
Interprètes : Juha Marsalo, Céline Maufroid, Riccardo Meneghini, Isida Micani ou Sara Simeoni, Yutaka Nakata, Sara Orselli.
Assistant Chorégraphique : Henri Mayet
Création Lumière : Rémi Nicolas, assisté de Guillaume Bonneau
Conseil musical et créations sonores : Nicolas de Zorzi
Musiques : John Adams, RY Cooder, Bon Iver, Tom Waits, Laurie Anderson, Alela Diane, Jean Sibelius, Clint Mansell, Bob Dylan, Gavin Bryars, Bruce Springsteen, Henry Purcell.
Costumes : Elise Dulac et Emmanuelle Geoffroy, en collaboration avec Colette Perray, Léa Drouault, Cécile Pineau.
Peinture scénographique : Cédric Carré
Collaboration scénographique : Jank
Montage vidéo : Baptiste Evrard
Collaboration films 2021 : Olivier Madar, Vecteur M, Juliette Louste, Zahra Poonawala, Le fresnoy, Studio National des Arts Contemporains
Figurants Films : Amelie Valllée, Maya Milet, Emilie Burc, Gaétan Lhirondelle, Marine Bouillon, Cédric Carré, Van-Kim Tran, Dimitri La Sade-Dotti, Juha Marsalo, Antonia Vitti, Sara Orselli, Céline Maufroid, Yutaka, Isida Micani, Jacky Berger, Chinatsu Kosakatani
Remerciements : Fanny Alton, Fifi, Anne Sauvage
En hommage à John Davis.
Tournée :
Au Théâtre Libre jusqu’au 3 décembre 2023.