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Arts-chipels.fr

Andromaque. Quoi ! Du sang des Troyens encore toute trempée !

© Simon Gosselin

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Au-delà de la passion amoureuse qui dévore les personnages d’Andromaque, Stéphane Braunschweig, servi par des comédiens inspirés, fait entendre la rumeur guerrière qui sous-tend toute la pièce et imprègne les destins des personnages.

On connaît l’antienne amoureuse qui fonde la pièce de Racine. Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque, qui n’aime qu’Hector, son époux mort, tué par Achille, le père de Pyrrhus. La guerre de Troie s’est achevée dans le massacre et l’incendie et sur les ruines sanglantes et fumantes de la cité, de petits arrangements sont intervenus entre les Grecs quant au partage des vaincus. Si Ménélas n’a réclamé comme butin que de récupérer Hélène, Néoptolème (le jeune guerrier), dit Pyrrhus (le Roux), a pris Andromaque, la veuve d’Hector qui a eu du héros mort un enfant, Astyanax (« celui qui règne sur la ville »). À cet endroit les sources diffèrent. Les unes affirment que Pyrrhus, ivre de sang et de massacre, a précipité Astyanax du haut des remparts de Troie, d’autres que l’enfant a été épargné et donné en partage, comme butin, au roi d’Épire, avec sa mère. Racine choisit d’accorder la vie à Astyanax et postule qu’un autre enfant a été sacrifié à sa place. Mais le partage des dépouilles n’a pas concerné que les vaincus. Pour le récompenser de sa participation à la guerre, Ménélas a arrangé des épousailles entre la fille qu’il a eue avec Hélène, Hermione, et le fils d’Achille.

© Simon Gosselin

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La passion contre l'héroïsme

Andromaque est la pièce par laquelle le jeune Racine – il a alors vingt-sept ans – accède à la gloire. Jouée par la troupe de l'hôtel de Bourgogne en 1667, la pièce marque un tournant dans l'art dramatique français. À la tragédie héroïque de Corneille, à la glorification du pouvoir et des dilemmes du devoir qui agitaient les personnages des drames cornéliens, elle substitue un spectacle des passions qui dévore les personnages et balaie tout sur son passage. Avec Racine, dans une langue d'une pureté et d'une limpidité incomparables, c'est le caché qui émerge, ces passions réprimées par la conscience qui surgissent au grand jour et annihilent toute rationalité avec une force irrépressible. 

Malheur aux vaincus, malheur aux vainqueurs

Ce qui se dissimule dans les réponses de l'âme ne envoyées pas bon, et à Troie plus qu'ailleurs. La prise de la cité s'est effectuée dans un bain de sang et c'est véritable dans ce marigot ensanglanté que Stéphane Braunschweig a choisi de placer les personnages de Racine. La guerre n'est pas finie. Elle ne se résume pas seulement au « vae victis » – « malheur aux vaincus » –, elle touche aussi les vainqueurs. La belle union sacrée qui unissait les Grecs se désagrège et derrière la façade qui s'effondre les intérêts particuliers ressurgissent. Ils conduisent au crime et à la folie. Oreste, qui n'en est pas à un meurtre près – il a déjà fait passer sa mère Clytemnestre et son amoureux de vie à trépas pour venger son père Agamemnon – se fera l'assassin de Pyrrhus avant de sombrer dans la folie. Quant à Hermione, la promesse délaissée par Pyrrhus, elle s'immolera sur le cadavre de l'homme qu'elle aime.

© Simon Gosselin

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Le jeu des pouvoirs

La folie est au cœur de toute l'intrigue. Oreste vient en Épire, chargé de convaincre Pyrrhus d'épouser Hermione alors qu'il n'a pour seul objectif que de la ravir au roi, fût-ce au prix d'un enlèvement que sa folie amoureuse n'exclut pas. Hermione n'est pas que l'amoureuse délaissée, la victime sacrificielle. Dans son désir de Pyrrhus, il y a l'ambition de régner en même temps que de se créer une existence à côté de la figure maternelle encombrante qu'est Hélène. Car comment se définir à côté d'une femme pour laquelle une guerre de dix années à l'uni tous les Grecs ? Quant à Pyrrhus, en sélectionnant Andromaque, il secoue le joug des Atrides et affirme haut et fort une volonté d'indépendance qui fera de lui le défenseur d'Astyanax et le champion de la cause troyenne. Le sanguinaire fils d'Achille n'hésitera pas devant un nouveau bain de sang, d'autres guerres et d'autres massacres. Quant à Andromaque, ivre de douleur au point d'envisager la mort, elle n'en néglige pas moins d'assurer un trône à Astyanax. C'est finalement elle qui tirera les marrons du feu et règnera après la mort de Pyrrhus.

Victimes et bourreaux

En soulignant en permanence les rapports de force et la violence des désirs qui les guident, le metteur en scène écarte toute victimisation des personnages. Si chacun d'entre eux traîne une frustration, si les hommes voient s'échapper en permanence l'objet de leur convoitise et chercher par tous les moyens à assouvir leur désir, si les femmes subissent, pour Andromaque dont la survie d'Astyanax est l'objet, le chantage ou, pour Hermione qui s'est rendue en Épire pour épouser Pyrrhus, l'humiliation, aucun des personnages n'est totalement victime ou bourreau. Ils sont les deux à la fois et les comédiens imposent sur la scène des présences fortes qui luttent pour obtenir ce qu'elles désirent. La guerre n'est pas seulement celle, extérieure, dont les échos imprègnent la pièce, elle est une guerre totale, qui engage l'être, en même temps que celle des sexes où les personnages sont à la fois gagnants et perdants.

© Simon Gosselin

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La complexité mise en scène

Stéphane Braunschweig fait entendre ces voix discordantes et multiples qui touchent à l’intériorité des personnages comme aux enjeux politiques. Il assemble les différents discours en un faisceau limpide. En habillant les personnages de costumes contemporains, il vient nous dire que ce que nous voyons n’est pas d’un temps mais de tous les temps et qu’on pourrait en trouver de multiples exemples dans notre histoire contemporaine. Il témoigne de ces guerres qui n’en finissent jamais, de ces haines qui se transmettent de génération en génération, portées par le prix du sang. Et si le texte est en alexandrins, ce n’est pas sur la musique des rimes qu’il accordera sa partition mais sur le sens auquel la diction rendra son caractère moderne sans que la musicalité de la langue de Racine en soit affectée. Si l’on ajoute le jeu tout en nuances des comédiens, qui composent des personnages cassés de l’intérieur en même temps qu’acharnés et vindicatifs, Andromaque vue par Stéphane Braunschweig allie la beauté sombre des passions contrariées à l’horreur des guerres qui survivent dans les mémoires, bien au-delà de leur existence propre. Est-ce ainsi que les hommes vivent ?…

© Simon Gosselin

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Andromaque de Jean Racine

S Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig S Avec Jean-Baptiste Anoumon Pylade, Bénédicte Cerutti Andromaque, Boutaïna El Fekkak Céphise, Alexandre Pallu Pyrrhus, Pierric Plathier Oreste, Chloé Réjon Hermione, Jean-Philippe Vidal Phoenix, Clémentine Vignais Cléone S Collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou S Collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel S Costumes Thibault Vancraenenbroeck S Lumière Marion Hewlett S Son Xavier Jacquot S Coiffures et maquillage Emilie Vuez S Assistant à la mise en scène Aurélien Degrez S  Créé le 16 novembre 2023 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe S Production Odéon-Théâtre de l’Europe S Avec le soutien du Cercle de l’Odéon S Durée estimée 2h

Du 16 novembre au 22 décembre 2023, mar.-sam. à 20h, dim. à 15h (sf le 19 novembre)

Odéon-Théâtre de l’Europe - Place de l’Odéon, Paris 6e

Rés. www.theatre-odeon.eu et 01 44 85 40 40

TOURNÉE

16 au 19 janvier 2024 – Théâtre national de Bordeaux

1er et 2 février 2024 – Théâtre de Lorient

8 au 14 février 2024 – Comédie de Genève

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