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Arts-chipels.fr

À huis clos. Un Kery James à vif pour un dialogue percutant et sensible.

© DR

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C’est toute sensibilité dehors que le rappeur Kery James, devenu auteur de théâtre et comédien, ouvre un débat sur les exactions de la police, les relations justice-police et ce qu’il faut en penser. Une incitation à la réflexion qui croise le thème du politique et du pouvoir.

La scène pourrait ressembler à une piste de cirque, circulaire, autour de laquelle tournent deux caméras montées sur rails et commandées à distance. Au centre, c’est le soir. Dans le décor bourgeois installé dans le cercle, un père de famille se dispute au téléphone avec sa fille à propos d'un petit ami guitariste – un saltimbanque, pense-t-il –  qu’il considère indigne d’elle. On sonne. Un livreur casqué se présente. Un homme à la peau sombre. Mais ce n’est pas un livreur. Un policier a tiré dans le dos de son frère et l’a tué. Cet homme est venu là pour tuer le juge qui, argue-t-il, a orienté les débats de telle sorte que le jury a lavé le policier de l’accusation de meurtre. Mais d’abord, il veut parler. Enfermés dans l’arène tels deux fauves face à face, c’est à coups de phrases qu’ils vont s’affronter.

Deux mondes face à face

Ils ont le même niveau de langue, les deux hommes qui se livrent pied à pied un combat d’arguments. D’un côté, il y a un homme en souffrance, Soulaymaan. Devenu avocat, il est issu de ces quartiers « populaires » considérés comme des dépotoirs sociaux où la délinquance pousse comme une mauvaise herbe et où dealer de la drogue peut apparaître comme un moyen de s’en sortir. C’est la « voie » qu’a choisie son frère Demba, devenu l’habitué des cellules et des brimades carcérales sans possibilité de recours. Alors, quand il voit les flics, Demba court pour ne pas y retourner. Et se fait tirer dans le dos. Soulaymaan porte sur ses épaules, avec la mort de son frère, une peine qui ne passe pas. Face à lui, le juge qui a présidé les débats est droit dans ses bottes, lui, le représentant de l’« autre » France, celle d’en haut, celle des blancs propres sur eux et sûrs de leur bon droit. Et comme la justice n’a, de son point de vue, pas joué son rôle, Soulaymaan a décidé de rendre lui-même un autre verdict. Il est venu, armé d'un pistolet. Il a condamné le juge à mort. La fin de la pièce éclairera d'un jour inattendu cette situation initiale.

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Le leurre de l’ascenseur social

Soulaymaan, c’est l’exception. Celui qui a échappé à son milieu à la force du poignet, qui a dépensé ses heures sans compter, avec une volonté de fer, pour étudier, sortir de sa condition, trouver sa place dans une société qu’il imaginait juste et démocratique, où le mérite est récompensé. Il est avocat, il a appris à parler la langue de l’autre France, celle à laquelle n’appartient pas sa famille, à s’imprégner de ses valeurs, à calquer son comportement sur ce qu’il imaginait être le droit. Mais il reste conscient que la réalité le rattrape. Contrôlé dans la rue, il n’est pas un citoyen comme un autre. Il est noir, un suspect potentiel, avec au fond de lui toujours une appréhension d’avoir affaire avec la police, un sentiment de culpabilité persistant alors qu’on n’a rien fait, hérité de siècles de colonialisme. Dans le même temps, il peut apparaître pour certains, dans son milieu d’origine, comme celui qui a renié la culture de ses frères pour adopter celle des oppresseurs.

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Un huis clos de la contradiction

À travers la confrontation des visions des deux personnages, ce qui est mis en avant, c’est, en même temps que l'accusation sans appel qui justifie l'acte désespéré de Soulaymaan, la nécessité d’entendre ce que dit l’Autre. Soulaymaan et le juge se balancent à la face une litanie de faits divers meurtriers, d'agressions racistes de la part de la police et de jeunes tués pour rien dont l'actualité est pleine face à d'autres, de cars incendiés et de  policiers tués dans l’exercice de leurs fonctions. À une peur pour des raisons hélas réelles répond l'autre, celle de l'insécurité et de la délinquance. On parle rôle des institutions et abus de position. À l’accusation de libérer un coupable, le juge objecte qu'il vaut mieux, face au doute, acquitter un coupable plutôt que de condamner un innocent. À l’héritage du colonialisme que Soulaymaan avance comme l'explication et la justification d'actes d'agression, le juge demande si les fils sont encore responsables des fautes de leurs pères. On entre dans un face-à-face où s'expriment  des points de vue opposés. Ce qui se dessine au fil de leur joute oratoire, c’est la nécessité d’échapper aux jugements à l’emporte-pièce. Les généralisations hâtives et abusives qui placent tout et tous dans le même sac sont mises sur la sellette. La pièce, en dépit des dérapages provoqués par la colère, constitue un véritable plaidoyer pour une écoute réciproque dans l'espoir de trouver une solution. 

Une relation qui évolue

À mesure qu’ils échangent, les deux personnages enrichissent leur propos. Leur hostilité se mue peu à peu en dialogue, les exemples personnels font surface, la sphère privée fait irruption. À la souffrance de Soulaymaan et de sa mère répondent les incertitudes du juge d’avoir pris chaque fois la bonne décision, qui ne lui laissent pas l'esprit en repos. Les questionnements se transposent dans les relations quotidiennes, familiales. Soulaymaan et le juge se livrent peu à peu à une introspection auquel l’autre répond. L’émotion et le sensible affleurent et prennent une importance croissante. Jérôme Kircher et Kery James se lancent dans une mise à nu toute en nuances parce qu’empreinte de compassion et de compréhension mutuelle. Les caméras la rendent palpable au travers de gros plans des visages des deux acteurs projetés sur un écran au-dessus de la scène. Aux apostrophes succèdent les confessions, glissées dans le creux de l’oreille. On pénètre à l’intérieur des individus, on entre dans l’intime…

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Le spectacle comme un miroir

Pour Kery James, Soulaymaan est un personnage emblématique. Il incarne une part de lui-même. Dans À vif, son précédent spectacle, il l’opposait, enfant des banlieues qui échappe à sa « condition », à un avocat « blanc » de la France d’en haut. Le besoin de reconnaissance du personnage est aussi le sien, son désir d’échapper aux catégorisations imbéciles aussi. On ne doute pas un instant que les propos qu’il prête à Soulaymaan résonnent en lui. Lorsqu’il évoque l’histoire du père de Soulaymaan, hébergé à son arrivée dans un foyer Sonacotra, où les chambres ressemblent à des cellules et où les directeurs – des anciens d’Algérie – continuent de vivre le colonialisme dans la gestion de leurs administrés, se dégagent des accents de vérité qui ne trompent pas. Le spectacle est la réflexion en actes, passée au filtre du théâtre, d’une histoire vécue en même temps qu’une interrogation sur la société et sur le pouvoir, aujourd’hui, dans laquelle le politique a sa part.

Une voix de poète

Mais À huis clos n’est pas qu’une réflexion très affûtée et pertinente prenant en compte les situations de crise que nous rencontrons aujourd’hui. On est en pleine pâte vive, l’émotion affleure en permanence, les plaies ne sont pas cicatrisées et saignent encore. L’usage de la vidéo les éclaire, dévoilant ici un regard qui s’attarde sur une photo encadrée, là une expression fugitive qui passe sur un visage – lassitude, désespoir, peur, colère. Face au bulldozer Kery James, Jérôme Kircher est tout en demi-teintes, en hésitations à se livrer, en contrôles qui cèdent par moments, en abandons parfois qui ouvrent sur des pans entiers de détresse. Dans l’abandon mutuel qui réunit à la fin les deux protagonistes, le rappeur et poète qu’est Kery James refait surface. Le texte dialogué s’efface devant le poème, la rime reparaît, la musique des mots redevient audible. Et le spectateur est touché au cœur. Mais la réalité reste têtue. Elle fera encore des victimes…

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À huis clos (éd. Actes Sud Papiers)

S Un spectacle de Kery James S Mise en scène et scénographie Marc Lainé S Dramaturgie Agathe Peyrard S Avec Kery James et Jérôme Kircher S Assistant à la mise en scène Olivier Werner S Collaboration artistique Naïlia Chaal S Création lumières Kevin Briard S Régie lumières Kevin Briard, Juliette Labbaye, Samuel Kleinmann S Régie générale Thomas Crevecoeur S Création et régie vidéos Baptiste Klein, Yann Philippe S Création sonore Clément Rousseaux S Costumes Marie-Cécile Viault Production Astérios Spectacles & Otto Productions S Coproductions Chaillot-Théâtre National de la Danse (Paris), Les Quinconces - L’Espal Scène Nationale du Mans, Le Radiant-Bellevue, Caluire-et-Cuire, La Machinerie - Théâtre de Vénissieux, Maison de la Musique de Nanterre, La Filature - Scène Nationale, (Mulhouse), Théâtre Jean Vilar (Vitry sur Seine) Théâtre de Dreux, La Comédie de Valence - CDN Drôme Ardèche, Théâtre-Sénart S Coréalisation Théâtre du Rond-Point (Paris) S Remerciements à Fursac S Kery James est auteur associé de Chaillot – Théâtre National de la Danse S Durée 1h20

15 novembre — 3 décembre 2023, 20h30, mar.-ven., 20h30 – sam., 19h30 – dim., 15h

Théâtre du Rond-Point - 2bis, avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris

Rés. T. 01 44 95 98 21 www.theatredurondpoint.fr

TOURNÉE

22 et 23 septembre 2023 La Filature, Mulhouse (68)

28 – 30 septembre 2023 Maison de la Musique de Nanterre (92)

3 octobre 2023 Le Forum, Falaise (14)

11 – 14 octobre 2023 Théâtre National de Chaillot, Paris (75)

17 et 18 octobre 2023 Espace 1789, Saint Ouen (93)

9 novembre 2023 Pôle Culturel d’Alfortville (94)

8 décembre 2023 L’ARC, Scène Nationale du Creusot (71)

12 décembre 2023 Théâtre de Vénissieux (69)

21 décembre 2023 L’Avant Seine, Colombes (92)

23 et 24 janvier 2024 Radiant – Bellevue, Caluire (69)

26 et 27 janvier 2024 Grand Théâtre MC2, Grenoble (38)

30 janvier – 1er février 2024 Bonlieu Scène Nationale, Annecy (74)

3 février 2024 Halle Culturelle La Merise, Trappes (78)

6 et 7 février 2024 Les Quinconces – Grand Théâtre, Le Mans (72)

24 février 2024 Théâtre de Colmar (68)

15 mai 2024 Théâtre de Verre, Chateaubriant (44)

23 et 24 mai 2024 Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine (94)

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